L’année 2014 a été, particulièrement en France, Angleterre et Belgique, un temps fort pour la commémoration de la Grande Guerre, au contraire de l’Allemagne, même si à la fin du Centenaire, ce constat n’est plus si vrai. Alors que les nombreuses publications scrutaient le déclenchement de la guerre ou des aspects du conflit, que les synthèses se multipliaient, cette même année 2014 a vu des rencontres autour de la notion de mémoire de la Première Guerre mondiale. L’une a eu lieu en mars 2014 pour observer les points communs et différences entre l’Allemagne et la France et a donné lieu à un ouvrage intitulé »La longue mémoire de la Grande Guerre. Regards croisés franco-allemands de 1918 à nos jours«1. La seconde, dont le présent livre est le fruit, s’est déroulée à la Landesbibliothek Coburg (4–6 septembre 2014) afin de travailler autour de la réception de la guerre dans les cultures mémorielles de l’Allemagne et du Royaume-Uni, toujours en privilégiant les regards croisés. Ainsi, ces deux ouvrages sont complémentaires, même si les dynamiques et perspectives sont un peu différentes.
Cet ouvrage offre neuf textes répartis en trois parties, cherchant à chaque fois à mettre en miroir la situation dans les deux pays. Disons-le d’emblée, l’équilibre est imparfait dans la mesure où la dernière partie n’offre pas de place au cas anglais. La première partie, »Mémoire commune ou mémoires séparées? Comparaison entre Grande-Bretagne et Allemagne«, propose concrètement de dresser un état sur les fondements culturels et intellectuels de cette – ou ces – culture(s) du souvenir. Stephen Badsey s’attache à montrer les évolutions des approches historiques sur la Première Guerre mondiale, soulignant à raison que nous sommes pleinement entrés dans le temps de l’histoire après la disparition des derniers vétérans.
De fait, depuis plus d’une dizaine d’années ont émergé de nouvelles tendances historiographiques, mettant particulièrement en exergue la global history pour marginaliser davantage les approches régionales ou nationales. L’auteur montre comment la perspective du Centenaire et le Centenaire lui-même ont influé sur la perception de la guerre; il pose également la question d’un éventuel consensus historiographique après le travail de Fritz Fischer – mais est-ce si vrai, notamment à l’aune des historiographies des ex-pays d’Europe centrale et balkanique? – avec cependant la réception très inégale de l’ouvrage de Christopher Clarke (»Les Somnambules«, 2012 dans sa version anglaise2) qui nous révèle beaucoup sur l’intériorisation du processus de culpabilisation liée au déclenchement d’une catastrophe européenne en deux temps, soit les deux guerres mondiales. Sur une approche complémentaire, Martin Munke, aborde davantage dans la profondeur la question de l’historiographie sur le conflit, dans les deux pays concernés, souhaitant notamment mettre en regard la littérature récente et les »vieux débats« d’un siècle sur les déclenchements de la Première Guerre mondiale.
Ainsi, il se penche sur les tendances actuelles de la recherche, non pas pour les énumérer mais bien pour les questionner, tout en mettant en lumière une réalité: ce sont notamment des historiens plus qu’expérimentés qui tiennent majoritairement le haut du pavé en popularisant, parfois sous des formes un peu nouvelles, toute une série d’anciennes – et parfois dépassées – thèses. Pour dire les choses autrement, les acquis et profonds renouvellements de la recherche sur la Grande Guerre ne sont pas toujours mis en avant par la génération des historiens plus anciens, comme l’auteur le montre à l’appui de l’analyse de certaines publications.
De son côté, Bernd Hüppauf aborde la mémoire culturelle en Allemagne et en Grande-Bretagne, depuis 1914. À juste titre, il débute en posant une question: de quoi voulons-nous nous souvenir lorsque nous pensons à la Première Guerre mondiale? Pour y répondre, il évoque bien la rupture des générations, en montrant que pour les jeunes générations, il n’y a peut-être pas »une« histoire véritablement écrite. Il souligne aussi que l’antienne d’une mémoire européenne de la guerre n’existe pas, impliquant une rupture forte avec les cultures et histoires nationales. Ensuite, il balaye la construction des cultures du souvenir à travers divers vecteurs, de 1914 à nos jours, montrant également l’écart qui peut exister entre une mémoire »intellectuelle«, fondée sur un appareil historiographique et artistique, et une mémoire davantage populaire.
La seconde partie – »contextualisation visuelle et symbolique« – aborde la thématique de la représentation visuelle de la Grande Guerre. Susanne Kolter engage une approche sur la peinture britannique liée à la guerre, en abordant notamment le contexte de production des artistes, et en interrogeant ses relations avec les services de propagande puis du département de l’Information, de même que son intégration dans le futur Imperial War Museum, en germe au printemps 1917. Il s’agit bien de montrer en quoi, une peinture de guerre, produite dans un contexte particulier et pérennisée à travers une exposition permanente, contribue à forger une mémoire de la Grande Guerre.
De son côté, Mia Jones aborde la question du deuil dans la mémoire collective anglaise, à partir de deux cas »opposés«, celui d’un pasteur et aumônier, tué en octobre 1918, le révérend Hardy, et celui des fusillés à travers le cas du soldat Arthur Grove Earp. Elle montre notamment comment il y a pu y avoir des distorsions, dans le champ du souvenir, non pas tant en ce qui concerne le traitement des sépultures mais bien dans les monumentalisations locales en Angleterre. Il y a bien un écart entre la mort collective, honorée de tous dans les cimetières, y compris pour les fusillés, et la mort individuelle qui peut porter les stigmates longues d’une mise au ban par le déshonneur. Juliane Haubold-Stolle, en développant le cas de l’exposition sur la guerre au Musée historique allemand à Berlin, traite le thème de la muséographie dans la patrimonialisation du souvenir, tout en montrant – notamment – l’impact de l’objet »relique« dans la forge mémorielle.
La troisième et dernière partie s’intéresse aux »cultures mémorielles dans la société et la politique«. On peut s’interroger sur la nécessité de séparer, dans le titre, ces deux éléments même s’ils ne sont certes pas interchangeables. Surtout, nous l’avons déjà souligné, il n’y a rien sur le monde britannique, ce qui est dommage car on aurait aimé lire la structuration et l’impact des cultures mémorielles en Grande-Bretagne pour – peut-être – mieux appréhender rôles et réactions de la société anglaise au fil des années 1930, particulièrement en regard des tensions internationales en Europe.
Cela étant dit, Erik Lommatzsch travaille sur l’élaboration d’une culture du souvenir à travers les mémoires des têtes couronnées allemandes détrônées. Ces dernières oscillent entre justification et représentation de soi, mais la portée de leurs écrits demeure à mesurer, si cela est possible. Frank-Lothar Kroll aborde quant à lui l’impact de la guerre sur les évolutions internes et le discours des milieux conservateurs en Allemagne, mettant en évidence l’importance de la génération du front, unie par l’expérience commune de la guerre. À nouveau, mais on connaît les difficultés de trouver certains équilibres, on aurait aimé un regard sur la classe politique anglaise, en miroir de ce propos.
Pour finir, Ulrich Hertel donne une vision du souvenir de la guerre dans la ville de garnison de Chemnitz. C’est une approche certes sans surprise mais toujours intéressante sur l’antériorité – en raison du rôle de la guerre de 1870 – et l’importance du souvenir militaire dans cette ville de Saxe, bien que des monuments aient disparu avec la fin du régime nazi.
Au total, une publication qui donne des éléments de réflexion sur l’élaboration des cultures nationales – et européennes – du souvenir, tout en nous rappelant que la mémoire de la Première Guerre mondiale se construit et change au gré des contextes sociétaux ainsi que du regard que l’on veut bien apporter aux événements.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Laurent Jalabert, Rezension von/compte rendu de: Jasmin Hain, Frank-Lothar Kroll, Martin Munke (Hg.), Der Erste Weltkrieg in der deutschen und britischen Erinnerungskultur/The First World War in British and German Commemorative Culture. 33. Jahrestagung der Prinz-Albert-Gesellschaft und der Landesbibliothek Coburg vom 4. bis 6. September 2014, Berlin (Duncker + Humblot) 2017, 198 S./p., 1 Abb./ill. (Prinz-Albert-Studien/Prince Albert Studies, 33), ISBN 978-3-428-15203-2, EUR 79,90., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51865