Avec cet ouvrage qui entend dessiner les constellations intellectuelles et débats théoriques des trente dernières années dans le cosmos historiographique, Peter Schöttler ne se contente pas de nous proposer un vaste tour d’horizon, mais quadrille le grand terrain transatlantique de la discipline historique à l’aide de jalons conceptuels: les mentalités, les idéologies, les discours et le langage.

Visant le tout à l’aune du linguistic turn, et donc de ses traductions dans les différentes sphères académiques (avec tout ce que cela peut impliquer en termes d’incompréhension et de distorsion, mais aussi d’imprégnation et de fertilisation), il fournit un outil extrêmement précieux pour qui veut comprendre les concepts épistémologiques et historiographiques susmentionnés (leurs tenants, leur généalogie, leur potentiel) mais aussi élucider les angles morts et décalages dans la réception du tournant linguistique, des travaux de l’école des Annales et de l’analyse du discours de Foucault – pour qui veut, en bref, appréhender un certain nombre de (non-)transferts culturels dans l’histoire récente de l’histoire sociale.

Un outil précieux, et lumineux: l’auteur a le talent de prouver par l’exemple que le langage, tel que problématisé par le linguistic turn, n’est pas qu’un vecteur passif de significations mais relaie des intentions subjectives et des représentations culturelles, lui qui s’exprime dans une langue efficace et stylée: claire, précise, imagée et, le cas échéant, ironique. Un outil qu’on peut encore qualifier de subtil au regard de sa problématique, de sa structure, de la posture adoptée par l’auteur et de son contenu.

Commençons par la problématique de l’ouvrage telle que mise en exergue dans le titre »Nach der Angst« qui pose la question des effets de la peur et de leur dépassement. Schöttler emprunte le terme à l’ethnologue et psychanalyste Georges Devereux qui s’est penché, dans son ouvrage »Angst und Methode in den Verhaltenswissenschaften« (1973, engl. 1967), sur les résistances intérieures à l’encontre de nouvelles idées ou perceptions. Le choix est judicieux en ce qu’il place la réception du tournant linguistique sur le terrain des affects et tropismes et permet de thématiser des phénomènes de rejet, d’investissement et de surinvestissement dans le débat théorique (la science n’est pas qu’affaire de raison, comme l’éclaire précisément le tournant linguistique).

Puis il permet d’ouvrir des perspectives: la peur, en tant que »stress« intellectuel, peut tout aussi bien se muer en une énergie positive, comme le souligne Schöttler qui cite par deux fois Devereux: »Begriffene Angst ist eine Quelle der Gelassenheit und der Kreativität und damit auch guter Wissenschaft«1. Cette question de la créativité scientifique nous conduit à aborder cet autre aspect subtil de l’ouvrage de Schöttler, à savoir la manière avisée dont il est agencé. La problématique du rapport au discours des historiens et historiennes américains, britanniques, français, allemands se trouve en effet diffractée en un ensemble de neuf textes: l’introduction qui pose le cadre épistémologique est suivie d’une série »Interventions« de quatre essais qui ont déjà été, en leur temps, publiés et commentés et se trouvent ici fidèlement reproduits, moyennant quelques actualisations au niveau de la bibliographie; puis d’une série intitulée »Digressions« de cinq textes (des articles de moindre ampleur et des recensions) qui ont été rédigés à la marge, sortes de chemins de traverse ou petits détours qui apportent un éclairage sur les tours, contours et retours en matière de réception. Schöttler y rappelle que certains historiens en sont pour ainsi dire »revenus«, critiquant les abus ou pratiques naïves dans l’analyse du discours: l’exacerbation du culturel au détriment de l’économique, le mépris des exigences scientifiques, l’épuisement de la critique des rapports du pouvoir.

L’itinéraire est chronologique de sorte qu’une lecture attentive permet de dégager certaines évolutions dans la biographie intellectuelle de Schöttler; mais il est à déplorer – s’il nous fallait articuler quelque critique – que Schöttler ne situe pas systématiquement les textes dans leur contexte de production et de publication et ne les date pas toujours (il faut se fier à des indices), ce qui nous empêche de pleinement ressaisir les écarts et continuités de sa pensée. A cet égard, il est un aspect qui demeure continu: c’est la posture engagée de traducteur ou posture de traducteur engagé, Schöttler se présentant comme un »activiste traducteur ou un traducteur combattant« (chapitre 7). Et de fait, il a littéralement traduit en allemand les productions théoriques de l’historiographie française afin d’œuvrer à une réception productive et s’occupe ici de traduire, au sens figuré, les actes manqués et circonvolutions de leur réception en Allemagne, c’est-à-dire d’interpréter et d’articuler ce que les préventions et dénégations révèlent du contexte historiographique allemand.

Cette posture engagée est mise en exergue par l’appellation d’»Interventions« pour les quatre premiers textes dont Schöttler écrit en introduction qu’ils sont des »plaidoyers«: l’historien-traducteur s’entremet et plaide en l’espèce pour une réception ou tout du moins une discussion du linguistic turn puisqu’il est bénéfique de bousculer ses habitus et d’ouvrir ses horizons (chapitre 3). C’est d’ailleurs cette même posture engagée qui justifie le recours à l’ironie, notamment lorsqu’il déconstruit le discours apeuré de Hans-Ulrich Wehler (chapitre 4). Il s’agit là, au demeurant, d’une ironie qui titille mais jamais ne condamne, car Schöttler – pour aborder le contenu de son propos – procède par la positive: il démonte les ressorts de la peur afin d’instaurer les conditions d’un dialogue apaisé entre les sphères historiographiques américaine, britannique, française et allemande.

Au titre des ressorts, il mentionne l’anxiété que génèrent le changement et l’innovation et donc le manque de flexibilité intellectuelle, la crainte d’une perte d’hégémonie et de compétence, la hantise de la perdition dans le littéraire (chapitre 3); puis la menace philosophique de l’irrationalisme, le spectre politique d’une progression de la gauche et plus récemment des Verts (à situer dans le contexte du début des années 2000) qui entretiennent des accointances avec les extrêmes, la phobie scientifique d’un excès de subjectivisme, d’empathie, de militantisme et de promiscuité avec la littérature et, pour finir, l’inquiétude face à l’Occident et, surtout, le voisin français avec ses Annales et son analyse du discours foucaldienne (chapitre 4: le présent argumentaire vient pondérer, quatorze ans après, les motifs avancés dans le texte du chapitre 3). Schöttler consacre en l’occurrence des lignes tout à fait intéressantes et originales au »ressentiment« antifrançais des historiens allemands.

Si l’on ajoute à tous ces éléments d’explication et de réflexion les annexes, les complétements en notes de bas de page, la bibliographie efficace et équilibrée (des auteurs de différentes aires et époques; dommage, toutefois, qu’il manque Michel Espagne à propos des transferts culturels …) ainsi que l’index qui permet d’opérer des lectures ciblées, l’on peut à bon droit qualifier cet ouvrage de substantiel en tant qu’outil de travail et d’édifiant en tant que document permettant de reconstituer un pan complexe et mouvant du paysage intellectuel des trente dernières années.

1 Georges Devereux, Angst und Methode in den Verhaltenswissenschaften, München 1974, S. 124.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Anne Chalard-Fillaudeau, Rezension von/compte rendu de: Peter Schöttler, Nach der Angst. Geschichtswissenschaft vor und nach dem »linguistic turn«, Münster (Westfälisches Dampfboot) 2018, 291 S., ISBN 978-3-89691-293-0, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2018/3, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51878