Fruit d’un colloque de 2016, le présent ouvrage traite une question souvent controversée, à savoir les effets culturels de la Réformation du XVIe siècle, en particulier dans le domaine du droit. Au-delà même de l’histoire et au-delà du protestantisme, il s’agit d’un problème toujours actuel, à savoir le lien entre la mise en place de la validité d’un droit et des convictions religieuses.
La plupart des sept contributions traitent de la Réformation, c’est-à-dire de la Réforme protestante et de ses effets sur le plan du droit. Mais trois contributions proposent aussi une approche plus large. Cornel A. Zwierlein évoque l’influence modernisante des trois confessions chrétiennes. Wim Decock aborde l’apport catholique à l’évolution du droit et Christoph Strohm traite de la concurrence confessionnelle et de ses effets sur l’évolution du droit.
Pour l’essentiel, l’espace pris en considération est l’Empire romain germanique. Seule la longue contribution de Cornel A. Zwierlein (p. 1–52) élargit la problématique vers l’ensemble de l’Europe. Les historiens et historiennes actuels sont devenus plus critiques à l’égard du concept de confessionnalisation, en vogue de la fin du XIXe siècle au XXe siècle, et employé pour décrire le lien institutionnel et juridique entre une confession et un État. Pour autant, une question légitime continue à se poser, c’est de savoir avec quels critères et quels concepts on va décrire les effets de la Réformation sur les diverses sociétés. Cornel A. Zwierlein continue donc à employer le concept de confessionnalisation. Il distingue plusieurs cas de figure. Il y a d’abord la situation où diverses confessions sont autorisées dans un territoire donné et une autre où le jus reformandi du souverain privilégie une seule confession. D’autres situations apparaissent quand des confessions chrétiennes comme celle des antitrinitaires existent sous domination non chrétienne tels que celle des Turcs. L’auteur évoque aussi le cas des juifs ou encore celui des populations non chrétiennes touchées par le colonialisme espagnol. Dans ces diverses situations, le droit à la différence et la question de la tolérance appellent des réponses institutionnelles et juridiques.
Dans sa contribution, Michael Stolleis distingue deux phases dans le processus de régulation sociale qui s’effectue par un développement du droit et de son emprise, c’est-à-dire d’une part la juridisation (Verrechtlichung) de l’Église romaine au Moyen Âge et d’autre part l’époque du XVe et du XVIe siècle avec la naissance de l’État moderne, sur la base d’un ensemble de lois et le développement d’une administration. L’auteur évoque l’apport de la Réformation, en particulier la fin de l’épiscopat traditionnel, la sécularisation des biens d’Église, les ordonnances ecclésiastiques, le maintien de certaines règles du droit canon jugées compatibles avec la nouvelle foi. Il relève aussi une régulation sociale accrue. Il est question ensuite des lois au niveau de l’Empire, promulguées entre 1495 et 1648 et du rapport des protestants à ces lois. Des discussions portent en particulier sur le droit de résistance au nom de la foi, et sur les formes institutionnelles du pouvoir dans l’Empire. Mais le lien confessionnel des juristes à une confession commence à se distendre. D’autres facteurs – non confessionnels – déterminent de plus en plus l’évolution de la législation.
L’étude de Heiner Lück traite de la contribution d’un ensemble de juristes de Wittenberg au droit matrimonial protestant. Le grand modèle est toujours Bologne. Mais grâce à divers maîtres tels que Hieronymus Schurff, l’ami de Luther, la faculté de droit de Wittenberg a acquis une bonne renommée. Le mariage des pasteurs, la conception non sacramentelle du mariage par Luther qui brûle le droit canon en 1520, les Ordonnances ecclésiastiques suscitent l’élaboration d’un nouveau droit ecclésiastique.
Les écrits de Melchior Kling, de Konrad Mauser et de Johannes Schneiderwin traitent de manière détaillée du nouveau droit. Il est question des empêchements au mariage, des fiançailles, du mariage, du divorce. Dans la mesure où il est compatible avec la foi évangélique, le droit canon n’est pas rejeté, il faut même le préférer au droit romain.
Dans sa contribution sur l’apport catholique à l’évolution du droit à l’époque moderne (Frühe Neuzeit), Wim Decock rappelle qu’il n’y avait pas seulement l’école de Salamanque, mais aussi dans l’espace allemand des auteurs tels que Konrad Summenhart et Jean Eck. Au lieu de parler de scolastique tardive, il faut plutôt souligner l’insistance sur le droit naturel. L’auteur évoque en particulier les conceptions de Francisco Suarez. Dieu est pour lui la cause première et finale de toute loi. Une législation juste doit être élaborée sur la base de la loi évangélique, du droit naturel, du droit canon, de l’Ancien et du Nouveau Testament. Une casuistique légitime permet de faire place aux diverses situations.
L’auteur aborde deux problématiques, encore bien actuelles, discutées par les théologiens-juristes catholiques. Ainsi, selon Soto, interdire le droit de migration aux pauvres est une atteinte au droit divin et au droit naturel. Par ailleurs, les débiteurs ont l’obligation de payer leurs dettes, mais dans certaines situations un délai doit leur être accordé. Relevons une autre remarque intéressante. Dans l’espace protestant, ce sont les juristes et non les théologiens qui vont perpétuer l’héritage de la théologie morale catholique, alors que chez les catholiques ce seront les théologiens.
En abordant l’impact de la concurrence confessionnelle, Christoph Strohm évoque à la fois ses aspects négatifs tels que les guerres ou une perte de crédibilité, mais aussi des effets stimulants sur la culture, en partie déjà antérieurs au XVIe siècle, en particulier la rivalité entre l’empereur et le pape. Il relève aussi des influences réciproques des confessions au XVIe siècle et un échange interconfessionnel, notamment en France. Il traite ensuite de l’essor du droit dans les universités protestantes, de l’émancipation des juristes par rapport à l’emprise de la hiérarchie ecclésiastique et du rôle joué par des conceptions protestantes relatives à la vocation civile comprise comme culte, la distinction entre les deux règnes, la place de la conscience individuelle.
La concurrence entre les confessions s’exprime également dans l’interprétation de l’histoire et dans les publications juridiques protestantes et l’historisation du droit. Enfin, L’auteur situe l’évolution du droit dans la tension entre la confessionnalisation et la sécularisation, en évoquant en particulier le rôle de la paix d’Augsbourg de 1555 (cujus regio ejus religion), les conceptions de Suarez et celles de Grotius.
Heinrich de Wall traite de l’élaboration du droit ecclésiastique protestant et du rôle des juristes »séculiers«. Dans les Églises protestantes, les juristes jouent un rôle plus déterminant que ce n’est le cas pour les juristes catholiques. D’autres différences apparaissent: il y a dans l’Église catholique un livre de lois unique, alors que les Églises protestantes utilisent des législations diverses selon les territoires et que celles-ci sont considérées comme des œuvres humaines alors que dans l’Église romaine il s’agit d’un droit divin. Le droit canon est enseigné dans les facultés de théologie catholiques alors que des facultés de droit sont mises en place chez les protestants. Par ailleurs les juristes laïcs y sont habilités pour participer à la direction de l’Église, ce qui n’est pas le cas dans l’Église catholique.
Selon l’auteur, la compréhension du droit ecclésiastique constitue un problème non résolu au sein du mouvement œcuménique. Selon l’approche catholique, c’est le pape qui est l’autorité constitutive et interprétative du droit. L’approche protestante a fait place à l’autorité civile pour fixer le droit et pour l’interpréter. L’auteur relève à juste titre le rôle joué dès le temps de la Réformation par divers juristes. Il montre lui aussi comment certaines règles du droit canon relatives au mariage ont été conservées dans l’espace protestant, malgré les jugements négatifs de Luther. Il note d’autre part la place faite aux juristes dans l’organisation des Églises protestantes et leur participation à l’élaboration par les théologiens des ordonnances ecclésiastiques. De manière générale on peut parler d’une juridisation et d’une étatisation de l’Église. Le pouvoir juridictionnel des évêques catholiques est passé chez les protestants aux princes territoriaux.
L’ouvrage se termine par 17 thèses présentées par Axel von Campenhausen en vue de la discussion finale. Elles présentent de manière suggestive les problèmes suscités par l’émergence de la Réforme protestante dans le domaine du droit et l’apport des nouvelles conceptions religieuses à l’évolution du droit. L’auteur pense que le renforcement du droit (Rechtsverdichtung) comme effet de la Réformation a contribué à l’évolution des territoires vers des États modernes. C’est, à son avis, un effet de la Réformation d’avoir suscité l’émergence d’un droit public (p. 203). Il évoque aussi l’apport de la Réformation dans le domaine de l’école (p. 207) et relève, à l’encontre de l’opinion fréquemment avancée, que Luther n’a pas seulement favorisé mais aussi limité le pouvoir de l’autorité civile. Il pense aussi que l’insistance de Luther sur le caractère personnel de l’acte de foi amorce l’attention caractéristique des temps modernes aux droits de l’homme. De notre côté, nous avons défendu une thèse analogue dans un article de 19741.
L’ensemble du volume, fondé en général sur les recherches les plus récentes, montre bien les liens multiformes entre l’histoire du droit et les conceptions religieuses et confessionnelles. Le temps est révolu où l’on pouvait les opposer comme le faisait encore au XIXe siècle Rudolph Sohm, non cité dans le livre. Et s’il est toujours légitime d’exposer l’apport de la Réformation à l’histoire du droit, les historiens n’éviteront pas d’en exposer aussi certaines limites, comme le pouvoir des autorités civiles sur les Églises.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marc Lienhard, Rezension von/compte rendu de: Christoph Strohm (Hg.), Reformation und Recht. Ein Beitrag zur Kontroverse um die Kulturwirkungen der Reformation, Tübingen (Mohr Siebeck) 2017, X–219 S., ISBN 978-3-16-154803-1, EUR 14,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51937