L’année 2017 a été marquée par une foison de publications sur Luther et la Réforme protestante. Aussi, ni les biographies ni les synthèses sur l’époque ne manquent. Outre le fait qu’il a été rédigé par une femme dans une historiographie sinon très masculine, le livre d’Irene Dingel se distingue dans ce dense paysage par plusieurs éléments. Il s’agit d’une version raccourcie et amendée de son précédent ouvrage »Reformation. Zentren – Akteure – Ereignisse« (Göttingen 2016), dictée par la volonté de livrer au public une synthèse épurée, fondée sur les enjeux théologiques, articulée en quatre »centres« (Wittenberg, Zurich, Strasbourg, Genève) et leurs controverses, de 1517 à 1555. Cette synthèse s’adressant aux spécialistes comme au public intéressé, l’auteur de cette recension, qui ressort de cette deuxième catégorie, se sent en quelque sorte autorisée à rédiger quelques impressions de lecture.
L’historiographie de la Réforme a été en Allemagne, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’époque de la RDA, marquée par le topos d’une dichotomie entre les Français qui firent leur révolution en 1789, et les Allemands qui n’en avaient pas besoin puisqu’ils avaient eu la Réforme dès 1517. Une telle trame interprétative, qui n’est bien sûr plus de mise, a été cassée de différentes façons – en insérant la Réforme dans des évolutions structurelles de l’État et du contrôle disciplinaire (thèse de la confessionnalisation dans les années 1980–1990), en sondant l’adéquation du message protestant avec l’idéologie civique (Bernd Moeller), ou en étudiant l’ecclésiologie et la »culture confessionnelle« protestante (Thomas Kaufmann) notamment.
L’argumentation d’Irene Dingel repose sur le postulat d’un renouveau fondamental de la théologie et de la spiritualité chrétiennes ainsi que des cadres sociaux et politiques – ici, l’auteur prend implicitement distance face à l’ancrage de la Réforme dans la mystique médiévale fortement affirmé par Volker Leppin. Comme Thomas Kaufmann notamment, elle souligne les conséquences historiques essentielles de la Réforme, pour ce qui relève de l’éthique et des normes juridiques notamment. À la différence de Thomas Kaufmann, qui souligne le rôle de la quête du salut dans l’éclosion de la Réforme, dans sa diffusion via l’exil et dans l’escalade d’affrontements armés, elle insiste sur la nouvelle herméneutique biblique, sur la critique des cadres intellectuels, sur les nouveaux médias (feuilles volantes et gravures) et sur leur réception dans de larges pans de la société.
Si Luther n’est plus un héros (on lira à ce propos la biographie de Heinz Schilling sur Luther1 comme »rebelle«), il est ici ancré dans un champ de forces, notamment intellectuelles et politiques, et d’interlocuteurs dans une Europe centrale qui ne se réduit ni à Wittenberg ni à l’Allemagne dans ses frontières actuelles. Face enfin aux ouvrages qui recourent à une rhétorique dramatique pour rendre compte de cette période chargée, le livre d’Irene Dingel se signale par un style particulièrement dépouillé, décanté et très informatif.
Le contexte dans lequel éclot la Réforme doit être lu à plusieurs niveaux: la »réforme de l’Empire« de 1495 renforce le dualisme entre l’empereur et l’Empire et les marges de manœuvre qui en résultent. S’il reste incertain que Luther ait placardé les 95 thèses le 31 octobre 1517, elles affirment déjà l’autorité de l’Évangile et rencontrent un écho sans précédent par leur circulation via l’imprimé et en allemand. Les mois et années suivants sont marqués par un foisonnement intellectuel promu par de nombreux acteurs, notamment par le biais des disputes académiques et des sermons, à l’issue duquel Luther devint un réformateur. Vers 1520 par exemple, il n’aspire pas à la suppression des couvents mais les tolère dans la mesure où ils relèvent de choix et non de la contrainte (p. 67).
Lorsqu’il traduit (seul?) la Bible en allemand à la Wartburg, il s’appuie sur la version latine du Nouveau Testament d’Érasme et choisit comme langue-cible le dialecte des chancelleries saxonnes qu’il contribue ainsi à propager (p. 68–69). Les idées centrales de la Réforme sur l’autorité du pape et l’Eucharistie notamment, et son enracinement à Wittenberg sont toutefois largement l’œuvre de Melanchthon, à l’unisson de Luther au moins au départ. Irene Dingel insère la réforme zurichoise dans les structures politiques de la ville et de la Confédération helvétique (au reste non indépendante, comme elle le laisse suggérer, mais autonome, et largement divisée sur la question du service étranger), Zwingli visant à adapter la ville entière à la volonté de Dieu lisible dans la Bible (p. 103).
Loin de se développer comme un bloc d’elle-même, la Réforme a été en effet bien plus l’objet des controverses et tentatives de démarcation »externes« (face à Érasme) ou internes (face à Karlstadt ou entre luthériens et zwingliens notamment sur l’eucharistie, ou encore à Wittenberg-même sur l’interprétation de la »loi«). Plus encore que Kaspar von Greyerz, dans sa belle synthèse sur les relations entre religion et culture en Europe entre 1500 et 1800, Irene Dingel s’étend sur la diversité et la diffusion des mouvements anabaptistes, spiritualistes et antitrinitaires (p. 130–169). L’aspect le plus neuf me semble toutefois être le poids accordé à la réforme strasbourgeoise et à l’œuvre consensuelle de Martin Bucer, dans l’affirmation locale de la Réforme au sein des dissidences et la naissance d’un mouvement réformateur spécifique de l’espace allemand méridional, qui essaime à Ulm et à Augsbourg et tente, en vain, de s’implanter à Cologne (p. 181–184).
Après avoir campé les courants concurrents qui s’affirment simultanément, elle revient à la trame chronologique plus connue de la politisation immédiate de la Réforme dans l’espace du Saint-Empire (p. 188–214). Le chapitre sur la »lutte pour le consensus« (p. 215–229) éclaire à mon sens des aspects moins connus, les quêtes d’accord entre les mouvements réformateurs ainsi qu’entre certaines de ses tendances et le catholicisme, notamment les colloques de Worms et de Ratisbonne en 1540–1541. Il est suivi par un développement plus classique sur »guerre et paix« (p. 230–254).
Le dernier grand chapitre concerne la Réforme à Genève (p. 255–278), introduite par Guillaume Farel et poursuivie de façon décisive par Jean Calvin, émaillée de controverses – ainsi avec Michel Servet (p. 267–268) ou avec le luthéranisme (p. 269–272) – et lourde de conséquences dans la structure ecclésiastique et la culture religieuse.
Un chapitre conclusif rassemble les »transformations réformatrices« (p. 279–290): même si la Réforme s’articule sur les cadres sociaux et intellectuels existants qu’elle renforce parfois, elle développe un potentiel critique et engage de nouvelles pratiques de piété; la conception de la famille – qui a désormais accès à la Bible – et de l’éducation s’en trouve modifiée, la politique pénétrée, et le droit – avec la dépréciation du droit canonique – renouvelé.
Muni d’une longue liste de sources et d’une utile bibliographie, ce manuel atteint souverainement son but, à savoir une synthèse raisonnée et actuelle, rassemblée en peu de pages et rédigée en une langue particulièrement limpide. Le lecteur et la lectrice y trouvent une mine d’informations en particulier sur les controverses et tentatives d’unification. Ce livre démontre de façon pleinement convaincante la multiplicité des voix et des idées qui concoururent à la Réforme.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Irene Dingel, Geschichte der Reformation, Göttingen (Vandenhoeck + Ruprecht) 2018, 306 S. (Theologische Bibliothek, 5), ISBN 978-3-7887-3203-5, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2018/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51938