Il y a longtemps que la notion de »Lumières«, surtout dans le contexte allemand, ne va plus de soi. Et à une époque où les critiques dont elles font l’objet se radicalisent (avec plus ou moins de bonheur, comme en témoigne l’ouvrage récent d’Andreas Pečar1 et Damien Tricoire) et où porter le regard sur l’aube de cette époque peut être perçu comme une tentative de les légitimer à nouveau, on ne peut que saluer le travail magistral d’édition entrepris par Frank Grunert, Matthias Hambrock et Martin Kühnel.

Christian Thomasius dont ils publient la correspondance rédigée en 1679 et 1692 est loin d’être une personnalité méconnue, voire inconnue, et il figure à juste titre dans tout ouvrage consacré à l’émergence des Lumières allemandes, émergence à laquelle il a largement contribué, tant par son travail dans les domaines philosophiques et juridiques – il est ainsi l’un des pères des thèses jusnaturalistes – que par son œuvre de réforme de l’université allemande.

Il ne surprend guère, à ce titre, que l’intérêt qui lui a été porté depuis la fin du XIXe siècle se soit renforcé depuis les années 1990, aboutissant à ce que certains pans de sa correspondance aient été déjà publiés éclairant tel ou tel aspect de sa vie et de son œuvre.

La présente édition rassemble, en un ouvrage impressionnant et à la belle facture, ces lettres déjà publiées de façon éparses tout en comblant un grand nombre de lacunes, grâce à un admirable travail de dépouillage d’archives ou encore de journaux d’époque, dans lesquels certaines de ces lettres étaient reproduites. Cette acribie était, de fait, nécessaire au regard des difficultés qu’impliquait un tel travail d’édition.

En effet, si Thomasius entretenait une importante correspondance (les éditeurs ont rassemblé en tout près de 1200 lettres échangées avec près de 300 correspondants et le premier tome – trois autres sont prévus – en publie 268 in extenso ou sous forme de résumé lorsque la lettre n’existe plus mais que son contenu est avéré), il ne prenait généralement pas la peine de procéder à une copie des lettres qu’il rédigeait, ou encore de classer celles qu’il recevait, de sorte qu’une grande partie de sa correspondance, et surtout de de sa correspondance privée, doit être considérée comme perdue.

Cela est certes regrettable, car durant l’époque moderne, la communication par lettre était déterminante. Ce constat ne vaut, certes, pas pleinement pour Thomasius, car comme le montrent les éditeurs dans une introduction courte, mais qui met pleinement en lumière les enjeux et les caractéristiques de sa pratique épistolaire, la lettre n’était pas pour lui le moyen de communication privilégiée. Mais il n’en reste pas moins que ses lettres, pour avoir rayonnement géographique plus restreint que ce n’est souvent le cas chez les érudits et les universitaires de son temps, donnent de précieuses indications sur les premières années de la vie professionnelle d’un Thomasius en quête de postes, de protections – c’est là, au-delà de l’échange de positions intellectuelles, l’un des aspects de la passionnante correspondance avec Pufendorf – et, en somme, d’une stabilité que viennent remettre en cause les débats acerbes menés avec les universitaires et les religieux d’obédience luthérienne à Leipzig et Dresde.

Ces débats, qui auraient pu marquer la fin de la carrière de Thomasius, lui ouvrent, cependant, de nouvelles perspectives car, à l’instigation du prince-électeur Frédéric III de Brandebourg, il devient professeur à Halle, ville de l’université de laquelle il s’avérera l’un des fondateurs et l’un des acteurs primordiaux. De ces épisodes marquants de la vie de Thomasius, la correspondance éditée ici permet de se faire une idée bien plus précise que ce n’était le cas jusqu’ici, en ce qu’elle jette une lumière nouvelle sur la complexité des controverses engagées avec »l’orthodoxie« protestante, d’une part, sur les projets de réformes qu’il a développés et les difficultés pratiques de leur réalisation, de l’autre.

Si les lettres rassemblées dans le volume permettent de comprendre mieux la dimension institutionnelle de l’œuvre de Thomasius, elles donnent aussi la possibilité au lecteur de percevoir mieux les conditions de rédaction de certaines de ces œuvres, de même que les tenants et les aboutissants de son travail d’éditeur de revue et, en particulier des »Conversations mensuelles« (»Monatsgespräche«), qu’il publie entre 1688 et 1690.

Assurément, cette correspondance ne renouvelle pas, de manière structurelle, les connaissances sur les Lumières naissantes (et elle n’en pas, d’ailleurs, l’ambition) et sur ce que l’on savait concernant les méandres et les aléas des carrières universitaires au XVIIIe siècle, la forme qu’y revêtait la République des lettres et les débats qui l’animaient, la constitution d’un espace public etc. Mais elle donne corps à tous ces aspects en les évoquant par le prisme d’un Thomasius que l’on connaît et perçoit mieux au terme d’une lecture qui, sans doute, est parfois ardue, et la langue allemande dans lequel elle est rédigée en réservera probablement l’accès à des spécialistes (et cela vaut plus encore pour les lettres en latin).

Mais cette lecture sera fructueuse à ceux qui, parmi ces derniers, s’intéressent au monde des universités, aux philosophes et aux juristes de l’époque moderne, et ce d’autant plus que les éditeurs, en plus de leur patient et scrupuleux travail de transcription – n’apportant que de légères, et tout à fait légitimes modifications au texte – ont déployé de considérables efforts pour éclaircir les lettres en en indiquant les éléments contextuels nécessaires à une compréhension optimale.

Outre des choix désormais classiques dans ce genre d’édition (comme l’index des personnes, des œuvres citées ou l’index géographiques – une bibliographie complète des œuvres de la littérature secondaire ne sera publiée qu’après la publication du quatrième tome), ils ont, par exemple, établi une liste des abréviations utilisées dans la correspondance et largement inusitées aujourd’hui.

Non moins important est l’appareil critique dont il faut souligner la très haute qualité. Il ne tombe pas, en particulier, dans le défaut de certaines éditions dont les annotations finissent pas se substituer au texte. Ici, au contraire, les éditeurs ont pris le parti de n’indiquer en note que ce qui éclaire la lettre dans son contexte, ce qu’ils font avec bonheur et avec une érudition souvent remarquable, tout en établissant une fort utile liste de renvois infratextuels.

Ces qualités éditoriales, combinées à l’intérêt intrinsèque que présente le contenu des lettres reçues ou rédigées par Thomasius laissent espérer au lecteur que le second tome verra bientôt le jour.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Christophe Losfeld, Rezension von/compte rendu de: Frank Grunert, Matthias Hambrock, Martin Kühnel (Hg.), unter Mitarbeit von Andrea Thiele, Christian Thomasius. Briefwechsel. Band 1: 1679–1692, München (De Gruyter Oldenbourg) 2017, XLIV–531 S., 5 Abb., ISBN 978-3-11-047002-4, EUR 129,95., in: Francia-Recensio 2018/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51942