Le propos de l’ouvrage est résumé par le terme d’»invention« qui figure dans le titre: l’auteur y revient en effet sur la genèse de la Réforme, et plus précisément sur la manière dont un événement non avéré (l’affichage des 95 thèses par Martin Luther à Wittenberg, le 31 octobre 1517), voire une légende (selon Erwin Iserloh, 1961) est devenu, à travers la mythification du protagoniste et de son acte fondateur, le pilier inébranlable d’une culture et d’une identité allemande.
Comment justifier le fait de consacrer 200 pages à la reprise d’une question rebattue et aux arrière-plans bien explorés par la recherche? En fait, l’auteur dépasse un peu son point de départ limité pour remettre en perspective tout un imaginaire qui sous-tend l’histoire culturelle de l’Europe (et même au-delà) d’aujourd’hui. L’étude est centrée non pas tant sur la personne du Réformateur ou les étapes de son parcours (quand bien même ces points sont rapidement abordés), que sur la conjonction d’un acte à la symbolique forte (le Thesenanschlag), ancré dans un lieu et un moment précis, et d’un document, les 95 thèses, auquel d’aucuns attribuent une valeur sacrée, à l’instar des 10 commandements bibliques (!). De fait, le potentiel d’actualisation des 95 thèses semble énorme, y compris en dehors du champ religieux, comme l’illustrent les nombreux cas d’»affichage public de thèses« recensés dans le prologue, qui vont du système scolaire ou politique à la médecine, aux droits des femmes, ou encore au basket-ball!
Dommage que ces exemples d’imitation postfigurative ne dépassent pas le catalogue amusant d’anecdotes, sans faire l’objet d’approfondissements, notamment quant au public visé, ou encore aux médias (même à l’ère d’Internet). Plus sérieux est le rappel du rôle crucial joué en 1966 par un autre Martin Luther, le pasteur noir américain Martin Luther King, et de son »re-enactment« théâtralisé: en effet, le pasteur afficha également, sur la porte de la mairie de Chicago, ses »thèses« et revendications en matière de justice sociale et raciale, en des temps de tension extrême. Ce geste de protestation pacifique, mais aussi d’appel à l’action, fut repris par la suite dans de nombreuses mises en scène soigneusement calculées, avec un arrière-plan non dissimulé d’identification au »héros« historique Luther.
Construit sobrement en cinq grands chapitres, le livre présente bien des similitudes, dans sa conception, la chronologie, l’argumentation, les exemples, avec l’étude de 2016 due à Thomas Albert Howard1 une dette reconnue par l’auteur. Les deux premiers chapitres (1517, thèses, puis réponses avec controverses) constituent un rappel du cadre religieux (Wittenberg, la Saxe et Frédéric le Sage, le culte des reliques, les indulgences, etc.) ainsi que du contexte de composition, de rédaction et d’envoi des 95 thèses à l’archevêque Albert de Brandebourg, avant de présenter les épisodes principaux du conflit multipolaire (Luther, le pape, l’empereur, les princes), et surtout la création, par Philipp Melanchton, du »narratif« de l’affichage des thèses, narratif bientôt exploité intensivement, y compris à travers l’iconographie, par le camp protestant. Le troisième chapitre (1617, anniversaires) présente le premier exemple attesté d’illustration du geste symbolique de Luther, explicitement daté au 31 octobre 1517. Un siècle plus tard, la gravure de 1617, intitulée »Le Songe de Frédéric le Sage«, repose sur une pieuse invention, à l’instar de nombreux autres récits légendaires ayant trait à la vie de Martin Luther qui proliféraient alors: souvent reliés au réformateur de Bohême Jan Hus, ils renforçaient le caractère providentiel du personnage et de sa mission. D’autres documents précieux, couvrant tout le XVIIe siècle, permettent de retracer l’irrésistible consolidation de la légende sacrée et surtout la fixation de la date du 31 octobre dans la »psyché protestante« ainsi que dans les commémorations officiellement instituées, au détriment d’autres dates symboliques (naissance ou décès de Luther, proclamation de la confession d’Augsbourg, adoption de la »vraie religion« par les États territoriaux, etc.).
Après un siècle des Lumières peu propice en exaltation religieuse, mais qui vit la consolidation du mythe Luther, puis les bouleversements induits par la Révolution française, Napoléon et la fin du Saint-Empire, les commémorations de 1817, marquées par de fortes turbulences, prirent une tournure bien différente, et donnèrent lieu à une réappropriation et une reconfiguration placées sous le signe de la »libération« de la »nation«. En 1917, en un temps de désespoir, le geste martial de Luther clouant ses thèses à la porte de l’église du château de Wittenberg devint l’archétype d’un héroïsme allemand de la résistance à l’ennemi, symbole d’une »destinée allemande«. Glissant rapidement sur la période du nazisme, fort bien explorée par ailleurs, l’auteur conclut en revenant sur les thèses littéralement iconoclastes du catholique Iserloh et leur impact (salutaire?) sur la refondation d’une science théologique désormais plus équilibrée et apaisée. Le statut historique de l’affichage des thèses subit par là-même un étrange glissement; d’événement certain, authentique et avéré, puis simplement possible, il devint hautement improbable, voire clairement inventé. Quel paradoxe, teinté d’ironie, que les commémorations aussi grandioses que démesurées organisées en Allemagne pour les 500 ans de la Réforme!
L’ouvrage adopte une perspective bien-pensante, œcuménique, soucieuse de présenter en Luther un homme remarquable de probité et de conscience morale, et nullement un rebelle hargneux, prompt à la polémique. Il propose également, ce qui ne surprend pas, des éclairages sur la réception de la Réforme en terres anglo-saxonnes (Grande-Bretagne, USA), une présentation contrastée des points de vue catholiques sur cet événement protestant et son »héros« (source de l’autoritarisme allemand, responsable du »Sonderweg« de l’Allemagne, etc.), les différentes formes de médiatisation de Luther (images, théâtre, romans, films), et même, dans un épilogue, un résumé des derniers développements touristiques à Wittenberg durant la »Lutherdekade«. On apprécie l’insistant rappel des variations (dans le temps, l’espace, les cultures) et évolutions de cette mémoire construite, produit d’une histoire sans cesse réinventée – d’où le titre. Toutefois, la pluralité des »protestantisme(s)«, voire les divergences dans les appréciations et jugements sur l’événement mythique chez les calvinistes, évangéliques, mormons, etc. sont peu mises en évidence.
Quant à la question initialement posée, à savoir l’historicité de l’affichage des 95 thèses, sa pertinence est rapidement évacuée: après force explications sur le caractère »iconique« ou »totémique« de l’événement fondateur, l’auteur considère paradoxalement que cela importe peu, tant la Réforme fut une révolution qui transforma durablement le monde et la chrétienté. Le »Thesenanschlag« constitue ainsi à lui seul un »lieu de mémoire« (au sens de Pierre Nora), puisqu’il combine un individu, un acte symbolique, un document, un lieu et une date, d’où sa charge émotionnelle extrême. Consacré donc non pas tant à la Réforme qu’à la fabrication d’une mémoire et à ses usages médiatiques au fil du temps (»syndrôme de fausse mémoire«, p. 13), cet ouvrage, destiné à un public large et non aux spécialistes, propose un panorama agréable et bien documenté sur cinq siècles d’histoire.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Thérèse Mourey, Rezension von/compte rendu de: Peter Marshall, 1517. Martin Luther and the Invention of the Reformation, Oxford (Oxford University Press) 2017, XII–243 p., ISBN 978-0-19-968201-0, GBP 16,99., in: Francia-Recensio 2018/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.3.51944