L’ouvrage comprend sept contributions tirées d’une journée d’études organisée le 22 novembre 2013 à l’université de Poitiers, enrichies de quatre autres, et d’une conclusion d’Alain Dierkens venant compléter ce panorama d’un thème hagiographique ici abordé dans des textes allant du Ve au XIIe siècle. Dans son introduction, Edina Bozoky souligne l’actualité à la fois historiographique et sociétale de la notion même de »barbare« et avec elle, cette représentation péjorative d’un Autre venu d’au-delà les frontières, dont les mœurs sauvages décrites dans la société romaine se doublent, avec la christianisation de l’Empire puis des royaumes qui lui succèdent, d’un paganisme repoussoir. Figure souvent fantasmée, le barbare trouve un écho important dans l’hagiographie où, face à des saints censés incarner un idéal chrétien, il forme un adversaire idéal, source de conflits dramatiques et dramatisés menant notamment au martyre.
La composition du recueil suit dans les grandes lignes une évolution chronologique, avec six contributions sur les peuples des Ve et VIe siècles, puis deux autres sur le souvenir des Huns et Hongrois aux Xe–XIIe siècles, deux textes sur des martyrs bien attestés en Baltique et en Norvège, et enfin l’exemple surprenant d’un saint devenu héros de roman de chevalerie.
Les premières contributions tendent à nuancer la réalité de la figure du barbare créateur de martyrs. Séverin du Norique se révèle ainsi en personnalité complexe, présenté comme le protecteur des communautés chrétiennes du Norique contre les barbares avoisinants, mais entretenant d’importantes relations avec ces derniers, auprès de qui il a une influence certaine; en particulier Odoacre, de qui il obtient l’évacuation complète de sa province. Le texte de sa Vie, écrit vers 511, donne une vision nuancée des frontières entre »Barbares« et »Romains«, perméables tant sur le plan religieux que dans les domaines politiques et culturels (Marianne Saghy).
En Gaule du Nord, hormis Boniface, on ne trouve presque aucun martyr tué par des barbares, leurs victimes étant attribuées à des violences et non des persécutions religieuses; il faut attendre le XIIe siècle pour que les Normands s’en voient tardivement attribuer. Les assauts des peuples du Ve siècle, comme ceux des Normands et Hongrois, sont plutôt l’occasion pour les clercs de promouvoir les cultes établis, en particulier les martyrs de l’époque romaine (Charles Mériaux et Klaus Krönert). Dans l’hagiographie carolingienne de saint Nicaise, évêque du Ve siècle, les barbares ne jouent qu’un »rôle d’utilité« rhétorique, instruments aveugles de la colère divine face à qui il ne s’agit pas de tentatives de conversion, mais d’un évêque qui se sacrifie pour rédimer son troupeau (Marie-Céline Isaïa).
La vie de saint Germain de Paris par Fortunat permet d’observer à quel point la figure du barbare se construit dans l’altérité et le conflit, notamment religieux: cet évêque vit et évolue au sein du monde franc, qui n’est de fait jamais présenté comme un monde barbare mais bien un univers chrétien et familier (Bruno Dumézil et Anne Wagner). Quoique présente, la figure du barbare chez Grégoire le Grand n’occupe pas une place centrale dans son œuvre, où la violence et la sauvagerie sont avant tout l’apanage des Lombards, ses adversaires; la rencontre entre le saint et le barbare est pour le reste souvent subtile et multiforme, entre affrontements et dialogues, le saint édifiant le barbare par sa foi (Bruno Judic).
L’étonnante absence de martyrs attribués aux violences pourtant attestées de la conquête anglo-saxonne s’explique pour des raisons identitaires. L’hagiographie anglaise, notamment chez Bède, occulte ces violences pour faire de ses adversaires bretons les vrais barbares, et de leurs victimes des martyrs; du côté breton, cette absence peut s’expliquer par une discontinuité du christianisme après la conquête, un certain désintérêt culturel pour les martyrs, et la perception du conflit avec les Anglo-Saxons comme ethnique plutôt que religieux (Alban Gautier).
On n’observe du Ve au XIe siècle presque aucun saint martyrisé par des barbares dans la région située entre Rhin, Somme et Meuse; pourtant les violences de ces derniers sont un topos de la littérature hagiographique de la région entre les Xe et XIIe siècles, en particulier à Lobbes, ce qui est peut-être l’écho d’anxiétés collectives, ainsi que du raid hongrois bien réel de 954–955 (François De Vriendt). La situation est similaire pour Géminien, attesté à Modène au IVe siècle, que les Vitae composées aux Xe et XIe siècles dépeignent comme un protecteur de la cité contre les Huns de son vivant, et contre les Hongrois après sa mort.
Ce faisant, les textes reflètent l’inquiétude de la cité au Xe siècle face à un potentiel assaut hongrois, et la figure du barbare permet ici de définir en contrepoint un saint protecteur qui légitime le rôle de l’évêque au moment où se construit la seigneurie épiscopale modénaise (Thomas Granier). Adalbert de Prague († 997) est connu par une abondante production hagiographique regorgeant de païens violents, sauvages et bruyants, qui traduisent entre autres l’imaginaire d’une »infra-humanité« par-delà les limites du monde, à la fois crainte et recherchée pour la convertir – l’une des Vitae est écrite par Brunon de Querfurt qui se prépare alors à partir en mission (Geneviève Bührer-Thierry).
La création de récits de martyres exemplaires, nécessitant en contrepoint une figure de barbare païen et sauvage, sert aussi à légitimer un discours politique contemporain. C’est le cas étonnant de saint Livier, obscur martyr réputé tué par les Huns et guère attesté avant le XIe siècle, qui devient, par l’entremise de l’hagiographie et peut-être d’une tradition orale, le héros d’un roman de chevalerie qui dote la ville de Metz d’un glorieux passé (Edina Bozoky).
Le roi Olaf Haraldsson meurt en 1030, pour des raisons de politique interne, en tentant de reconquérir son royaume de Norvège. Pourtant on fait de lui un saint dès 1031, récupérant sa mort pour lutter contre l’hégémonie nouvelle de Knut le Grand. Il acquiert rapidement l’image d’un roi martyr, mêlant modèles de royauté chrétiens et scandinaves; mais l’insistance univoque sur le paganisme de ses adversaires ne se construit que progressivement: il faut attendre le XIIe siècle pour que les textes fassent d’Olaf un chrétien en lutte contre des païens avides, et que l’on assimile en filigrane la figure du païen à celle du rebelle à son roi (Stéphane Coviaux).
Les différentes contributions montrent ainsi comment la figure du barbare permet aux textes hagiographiques de déployer de multiples modèles de sainteté, mais aussi comment celle du martyr requiert son antithèse, un païen terrifiant et amoral, souvent plus proche de la figure rhétorique que de la réalité des faits, lointains ou même inventés, qu’il s’agit de relater. Elles amènent aussi à s’interroger sur l’importance du regard porté sur l’Autre et du poids des discours et conceptions politiques; les différentes contributions, réparties sur un vaste espace chronologique et géographique, montrent autant d’exemples de la manière dont se créent ou non les martyrs, et, en regard, comment se crée et se module l’image des barbares que les saints sont amenés à rencontrer.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Clara Germann, Rezension von/compte rendu de: Edina Bozóky (dir.), Les saints face aux barbares au haut Moyen Âge. Réalités et légendes, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2017, 208 p. (Histoire), ISBN 978-2-7535-5394-1, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57353