Issu d’une thèse soutenue en 2013 devant l’université de Stuttgart, l’ouvrage de Boris Gübele se propose d’examiner le concept de guerre sainte chrétienne depuis l’essor du christianisme jusqu’au XIIe siècle. Il se fonde sur un examen quasi exhaustif des sources et de l’historiographie, la liste des ouvrages consultés occupant une cinquantaine de pages.

L’auteur, dans son introduction, part de la définition de Carl Erdmann, selon lequel la guerre est sainte quand elle est une entreprise religieuse ou quand elle a un rapport direct avec la religion. Examinant ensuite l’ensemble des auteurs qui se sont intéressés à la question, Gübele constate que la guerre sainte est un concept peu clair, par manque de précision sur le moment et la manière dont la guerre sainte chrétienne s’est développée. D’où la nécessité de partir de l’époque de Constantin, faisant du christianisme la religion officielle de l’Empire, et de saint Augustin, dont la pensée a eu une si grande influence au Moyen Âge. Selon Eusèbe de Césarée, Constantin aurait appelé Dieu à l’aide avant son combat contre son rival, Maxence, et fait confectionner le Labarum, portant »Chi« et »Rho«, symboles du Christ. Quant à saint Augustin, il a défini le concept de »guerre juste«, répondant à trois critères: une cause juste, une intention droite et une autorité légitime pour déclencher le combat. Ce concept a été repris dans toute la littérature médiévale.

Dans la genèse de la guerre sainte chrétienne l’influence de l’Orient byzantin n’a pas été négligeable. Héraclius, pour motiver ses soldats dans la lutte contre les Perses, a développé l’idée du martyre pour ceux qui tomberaient au combat. L’empereur byzantin est décrit comme le nouveau David qui reprend la croix aux ennemis de l’Empire et l’exalte dans la liturgie orthodoxe, dont l’influence s’étend jusqu’en Espagne, comme l‘atteste la chronique d’Alphonse III.

Sous les Carolingiens, les Francs se considèrent comme le peuple chrétien ayant Dieu à ses côtés dans sa lutte contre les peuples païens, d’autant que les papes se tournent vers les Carolingiens pour demander un soutien contre les Lombards. Ce n’est toutefois qu’au XIe siècle, avec Léon IX, que l’on assiste au rapprochement entre guerre et religion. Grégoire VII, dont le vocabulaire est empreint de multiples termes guerriers, va plus loin en planifiant une campagne guerrière en Orient et en offrant aux combattants l’absolution de leurs péchés, ce qui n’est pas encore la formulation de l’indulgence de croisade.

L’auteur note néanmoins le désaccord persistant des historiens sur la manière dont la guerre après le IXe siècle devient une guerre sainte ou une croisade. Est-ce le cas du combat contre Barbastro en Espagne en 1064? Des entreprises de la Reconquista, avant l’appel lancé à Clermont par le pape Urbain II en novembre 1095? Incontestablement le temps de la première croisade marque une évolution décisive du concept de guerre sainte chrétienne. Gübele fait une large place à la politique pontificale d’Urbain II en examinant scrupuleusement l’ensemble des chroniques de la croisade, en particulier Guibert de Nogent; celui-ci est persuadé que la guerre sainte chrétienne date de son temps, afin de donner à la chevalerie et au peuple chrétien de nouvelles possibilités de salut. Selon cet auteur, désormais se confondent pèlerinage et campagne militaire, guerre et service de Dieu, bataille et procession vers Jérusalem, lieu de la Passion du Christ. Le combattant pour Robert le Moine devient une hostie sainte, donnant son sang au Christ, comme celui-ci a donné le sien pour le salut des hommes. Le combat est un service religieux voulu par Dieu qui soutient ses fidèles, les guide dans la campagne et leur accorde la récompense céleste auprès des saints pour ceux qui meurent au combat.

Toutes ces formulations, induites par la pensée d’Urbain II, prennent corps à mesure que les croisés avancent vers Jérusalem, en affrontant la maladie, la faim et la mort. Dans leur cheminement, la croix et la sainte lance soulignent le caractère sacré du combat. La croix, pendant la première croisade, est omniprésente; arme protectrice elle distingue les serviteurs de Dieu de leurs adversaires non-chrétiens. Quant à la sainte lance, opportunément retrouvée au moment le plus désespéré du combat pour Antioche, elle symbolise le caractère sacré de chaque entreprise militaire des croisés.

L’auteur de l’ouvrage conclut son propos par un rapide examen de la pensée de saint Bernard qui justifie l’institution des ordres militaires, cette nova militia, pour laquelle la mort des païens glorifie le Christ. L’union du moine et du guerrier, déjà latente lors de la première croisade, est parachevée pour saint Bernard dans l’ordre du Temple et dans le service religieux et militaire rendu par ces moines-chevaliers.

Dans sa conclusion, Gübele relève ce paradoxe: le christianisme, religion pacifiste à ses origines, est devenu au fil du temps, et particulièrement avec la première croisade, une religion de la guerre. On ne peut que regretter que cet examen quasi exhaustif du concept de guerre sainte chrétienne s’achève avec le tout début du douzième siècle et souhaiter que l’auteur de l’ouvrage conduise à l’avenir son étude au-delà du temps de saint Bernard.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Boris Gübele, Deus vult, Deus vult. Der christliche heilige Krieg im Früh- und Hochmittelalter, Ostfildern (Jan Thorbecke Verlag) 2018, 449 S. (Mittelalter-Forschungen, 54), ISBN 978-3-7995-4377-4, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57377