La parution du double volume XIV/5 (»Textes«, 667 pages; »Registres«, 417 pages, eux-mêmes lestés d’un cahier de trente reproductions) des actes de l’empereur Frédéric II correspondant à la période septembre 1222–juin 1226 vient confirmer le succès de la nouvelle entreprise de l’édition diplomatique de ces sources qui remplace peu à peu les travaux remarquables en leur temps mais diplomatiquement archaïques et désormais vieillis de Jean Louis Alphonse Huillard-Bréholles et laisse augurer un renouvellement complet de notre connaissance du règne, notamment quand l’entreprise parallèle d’édition de la grande version en six livres des »Lettres de Pierre de la Vigne« menée par Karl Borchardt, également pour le compte des MGH, et évoquée dans ces pages, sera achevée.
On ne peut que se réjouir de la cadence soutenue de ces parutions pour un travail d’une telle ampleur, le précédent double tome étant sorti des presses il y a seulement quatre ans. L’équipe travaillant sous la direction de Walter Koch, et composée de Klaus Höflinger, Joachim Spiegel, Christian Friedl et Katharina Gutermuth a une fois de plus réalisé un travail admirable, et le spécialiste de la rhétorique ne peut que s’incliner devant l’élargissement d’une perspective diplomatique à la fois parfaitement maîtrisée et désormais capable de prendre en considération de manière très fine la dimension rhétorique de ces sources, à la fois dans l’introduction générale et dans les chapeaux introductifs des 542 actes traités, qui sont autant de dissertations.
Ses aspects de pouvoir commenter cette parution importante dans tous ces aspects, on se contentera ici de donner un aperçu du contenu dans un résumé de caractère général, avant de discuter quelques aspects particuliers du travail de la chancellerie durant cette période, et de commenter enfin trois points ponctuels (entre mille!) qui peuvent susciter des prolongements ou discussions.
Organisation et contenu du volume
Le double volume XIV/5 est d’autant plus important que, comme annoncé dans la parution de 2014, son introduction couvre la période 1220–1226 tout entière, et vaut donc pour le double tome XIV/4 également. Il s’agit ici de présenter l’évolution des pratiques diplomatiques du règne de Frédéric II durant les six premières années de son gouvernement impérial après son retour en Italie, dans un contexte très différent de celui des années allemandes (1212–1220), et à un moment où on peut légitimement considérer que se mettent en place des cadres de gouvernement déjà en partie renouvelés pour le royaume comme pour l’ensemble impérial, bien que cette époque assume en fait un caractère de transition (les grands bouleversements administratifs seront en partie opérés après le retour de croisade).
L’introduction de 88 pages comprend un état des sources et de leur transmission, qui souligne le basculement du centre de gravité des sources délivrées vers l’Italie du Nord et du Sud au cours de la période, mais aussi l’existence de gisements particuliers, comme la proportion non négligeable de sources de provenance française (6%), en fait moins liées aux affaires concernant le royaume de France (alliances avec Louis VIII, problèmes du Cambrésis) qu’aux problèmes de gestion du royaume d’Arles, et en particulier de la Provence.
La seconde section concerne la présentation de la chancellerie, avec une analyse très fine à la fois des notaires dont les noms sont connus et des anonymes. Parmi les premiers, on pourrait distinguer divers groupes, dans une logique très différente encore de ce que sera la chancellerie »campanisée« de la fin du règne. Il y a déjà des Campaniens, qui font certainement preuve d’une capacité rhétorique notable, comme Johannes de Lauro, et au moins un Capouan; on trouve des gens du royaume issus des autres régions, et notamment de la Sicile insulaire; on rencontre enfin des hommes originaires d’Italie du Nord ou d’Allemagne (Guido de Caravate, Ulrich von Bollingen, par exemple) qui ont des pratiques diplomatiques (et rhétoriques) assez peu »orthodoxes«, lesquelles commencent à jurer dans ce que l’on peut qualifier d’élaboration progressive d’un langage rhétorico-diplomatique semi-normatif de la chancellerie.
Chancellerie encore sans »tête claire«, à une époque où les grands noms de la fin du règne n’ont pas encore vraiment émergé. Après une section concernant les caractéristiques externes des actes, et dont l’étude des titulatures montre à quel point la chancellerie est encore rétive à une homogénéisation radicale (en un temps de mutations également de ce point de vue: Frédéric assume le titre de roi de Jérusalem à la fin de la période), l’étude des caractéristiques internes est close par un très bel excursus sur le cursus rythmique à la chancellerie dont tout spécialiste de rhétorique aurait rêvé il y a encore trente ans. On pardonnera ici à l’amateur une ou deux remarques de détail. Il n’est certes pas mauvais de présenter les proportions de cursus trispondaicus, ensemble avec celles des trois grands rythmes recherchés (velox, planus, tardus), mais cette présentation est trompeuse si on ne précise pas d’emblée qu’il ne faut pas le mettre sur le même plan.
Comme sa fréquence l’indique, le trispondaicus est »évité« en bonne doctrine rhétorique (papale) du temps, et sa présence ne signifie donc pas un choix de décoration, mais un renoncement temporaire à l’ornementation. Il ne faut donc pas le faire entrer en ligne de compte de manière positive (ce que d’ailleurs les auteurs disent à demi-mot, mais peut-être pas de manière très claire, à un moment de l’exposé). Dans la même logique, on ne comprend pas pourquoi parmi les deux exemples de trispondaicus donnés, on a compté pour telle la formule divine pietatis intuitu, qui est clairement un tardus (pieta’tis intu’itu). Ce sont là des points de détail, eu égard à la très grande finesse d’une étude diplomatico-rhétorique qui pose de manière passionnante diverses questions. Ainsi de la récurrence modeste mais sensible de participes »barbarisés« (supplicantum pour supplicantium, famulantum pour famulantium), peut-être effectivement due à une radicalisation de cette doctrine rythmique.
Les éditeurs semblent ici sur la voie d’un certain nombre d’intuitions qui se rapprochent de celles se dégageant peu à peu des travaux effectués en France ces dernières années: le cursus s’applique potentiellement à l’ensemble de la phrase, et notamment, surtout, au début (p. LXXXIII, cf. les travaux d’Anne-Marie Turcan-Verkerk, dans Archivum Latinitatis Medii Aevi 73 [2015], p. 179-259); il imprègne les formules de l’acte, en créant des possibilités de permutation1. Les remarques finales sur la relativité du critère du cursus dans la discussion d’authenticité concernant les actes douteux sont de bon sens et bienvenues, puisque un bon faussaire médiéval pouvait, avant 1400, maîtriser ce genre d’ornementation, et qu’il s’agissait surtout de la faire se retrouver dans les préambules, facilement imitables.
Quant à la masse des cinq cents actes présentés, on peut résumer grossièrement sa nature de la manière suivante. Les termes chronologiques correspondent à une double pérégrination de Frédéric II, qui part de Palerme en automne 1222 pour parcourir la partie continentale du royaume jusqu’aux confins du Patrimonium Petri et aux Abruzzes, en 1222–1223, avant de replonger vers le Sud, de retourner en Sicile (opérations contre les Musulmans de l’été 1223), à Palerme, de passer un long temps à Catane, d’osciller entre la Sicile et les Pouilles en 1224–début 1225. Il passe ensuite la majeure partie de 1225 dans la partie continentale du royaume, puis remonte en direction de Ravenne, enfin de Crémone, en 1226.
Il s’agit donc d’une pérégrination encore très »sicilienne«, qui ne laisse présager que de très loin l’orientation »campano-apulienne« des années 1230–1240. Les nombreux actes attendus pour des grandes institutions religieuses du royaume de Sicile, du regnum Italiae, de la Germanie ou de l’Arélat n’empêchent pas de remarquer la présence de dossiers particuliers: traitement spécial réservé aux Teutoniques; tentatives pour gérer les tensions entre Arles et Marseille, et réaffirmer la présence impériale en Franche-Comté; dossier de l’échanson Gonzolinus et du duché de Spolète impliquant les relations avec la cour papale, pour ne citer que certains d’entre eux.
On voit apparaître en fin de période de manière toujours plus insistante la thématique de la croisade en préparation, alors que certaines pièces commencent à faire émerger un type de document hybride. La très grande majorité d’actes correspondant à des privilèges (solennels ou non) sont ainsi peu à peu mêlés à des mandats, dont certains sont diplomatiquement hybrides entre le mandat et la lettre (no 1153, lettre-mandat aux Frisons sur la croisade), voire à des documents qui tiennent plus de la lettre que de l’acte (dans la correspondance avec la papauté, ex. gr. no 1023). Si l’on tient compte de la présence de traités d’alliance (avec le royaume de France, no 1050), on aboutit à une palette extrêmement diversifiée d’un point de vue rhétorique et diplomatique.
Dans cette diversification, un élément saillant: l’apparition des premiers grands textes de rhétorique très soignée, et de contenu souvent »extraordinaire«, qui seront inclus dans la version classique des »Lettres« de Pierre de la Vigne, ici encore rarissimes. Ils sont deux: le document no 1079 sur l’ouverture prochaine du studium de Naples; le texte no 1061, privilège prenant les peuples baltes convertis sous la protection impériale. Doit-on parler d’un rassemblement hétérogène, divers documents préservés par les registres de l’Archivio segreto vaticano appartenant plus à la lettre qu’à l’acte? C’est en fait, au point de vue d’une étude actuelle de la chancellerie, une excellente chose que de pouvoir embrasser les variations entre les différents aspects, finalement très diversifiés, de cette production.
Le travail de la chancellerie, quelques remarques
Car cette hétérogénéité des rédacteurs et des pratiques d’écriture pose un certain nombre de problèmes sur la nature de l’acte de production ordinaire (disons, du privilège réitéré et réitérable, sans parure rhétorique exceptionnelle, même s’il est difficile de tracer une limite entre le privilège simple, le privilège orné, et le privilège surorné), à la fois face aux privilèges dotés d’une parure exceptionnelle de par leur importance, et d’une rhétorique de persuasion de type plus épistolaire. On l’a dit, certains actes sont à la fois des mandats et des lettres, comme un ordre donné au Mont-Cassin d’avoir à rassembler une somme importante pour aider à la lutte contre les Sarrasins de Sicile délivré le 20 novembre 1223 (no 1049).
Dans ce texte aux périodes très maîtrisées, qui n’est pas commenté rhétoriquement (sauf à souligner l’importance de la narratio), apparaissent des marqueurs d’ornementation d’un type particulier, qui sont à la fois ceux qui se retrouveront dans les »Constitutiones Friderici« quelques années plus tard, et dans plusieurs lettres de grande propagande classique. Sans parler d’un cursus parfaitement respecté, et dense, des phénomènes d’assonance graphique et sonore (perturbant proponamus penitus; curia Cathanie celebrata commode; communiter et celeriter colligere) annoncent la maîtrise des décennies suivantes, mais ils semblent ici encore assez isolés.
De manière analogue, la très grande différence de traitement des préambules soulève un certain nombre de questions: l’acte 960, conçu par Ulrich von Bollingen, privilège en faveur du monastère cistercien de Neuburg en Alsace, possède un préambule absolument non rythmé aux articulations syntaxiques, ce qui est rare (impertiri beneficia; intendimus personas; speramus provenire). Dans un autre registre, l’Italien septentrional Guido de Caravate affectionne dans la création de ses préambules des constructions étymologiques (adnominationes) lourdes, avec des effets de répétition (no 997: promoveamus/promovendos; no 998, conquiritur/conquiruntur).
Des notaires issus de Campanie comme le très actif Johannes de Lauro fournissent en revanche des préambules »standard« parfaitement rythmés, et correspondant déjà en grande partie aux critères esthétiques qui seront ceux des décennies suivantes. Je me demande donc si les distinctions d’ordre diplomatique que les éditeurs arrivent à opérer de manière très minutieuse entre des forces de travail issues du royaume sicilien, et d’autres plus périphériques, ne pourraient pas être doublées par une étude de la pratique rhétorique qui mettrait déjà en relief le rôle d’une minorité de notaires dans l’établissement d’une »orthodoxie rhétorique« plus étroitement imitée de la cour pontificale en cours d’élaboration, et dans laquelle l’activité de notaires campaniens pourrait, déjà, être isolée au sein même de l’équipe du royaume de Sicile: question que la mise à disposition de ce matériel et les enquêtes très fines déjà ébauchées dans ce travail rendent parfaitement loisible d’étudier à nouveaux frais.
Discussions et prolongements ponctuels
Deux ou trois exemples dans la lignée de ces remarques de points ponctuels où la discussion des éditeurs peut être prolongée à partir d’une perspective plus rhétorique que diplomatique. Ils sont bien sûr sélectionnés parmi des dizaines d’autres.
Dans l’acte no 977, l’utilisation remarquée de la formule temerario contravenire peut être mise en relation avec la suspicion que le rédacteur est peut-être d’origine nordique. Elle est non seulement inhabituelle d’un point de vue diplomatique, mais aberrante d’un point de vue rythmique (temerario contraire, velox attendu et obligatoire selon les logiques internes de la chancellerie telles qu’elles se précisent).
Dans l’acte no 1042, la formule et iusticie semmita non discordantur est aberrante, et l’original devait certainement correspondre aux modèles voisins, sans passif: semita non discordant.
Les très nombreuses irrégularités diplomatiques de l’acte no 1126 sont soulignées, sans toutefois que le statut en soit remis en cause. On peut y ajouter le caractère pour le moins étrange de la séquence initiale du préambule, mal équilibré ou au moins extraordinairement lourd d’un point de vue grammatical et rythmique (imperialis gratie culminis et prudentia maiestatis sapiens est:le dictamen répugne normalement à finir une proposition par un monosyllabe, qui empêche tout rythme, et déteste les assonances faisant se »tamponner« les mêmes consonnes …).
Conclusion
La discussion approfondie de ce travail superbe mériterait un article, ou une série d’articles, plus qu’une simple recension. Les éditeurs soulignent à quel point l’inflation de la production écrite se fait sentir par rapport à la chancellerie de Frédéric II par rapport à la décennie 1210 dans cette phase du règne, et il ne sera certainement pas facile de traiter la période 1226–1235, et la suivante, avec la même rapidité. On souhaite néanmoins vivement aux collaborateurs et collaboratrices de cette entreprise au long cours de réussir à maintenir ce rythme, pour pouvoir découvrir le plus rapidement possible d’autres aspects de la mutation progressive des pratiques d’écriture à la chancellerie de Frédéric II. Un tel travail dépasse largement les cadres de la seule diplomatique, pour rayonner dans toutes les directions de l’histoire textuelle et politique, italienne, allemande et européenne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Benoît Grévin, Rezension von/compte rendu de: Walter Koch (Bearb.), unter Mitwirkung von Klaus Höflinger, Joachim Spiegel, Christian Friedel, Katharina Gutermuth, Die Urkunden Friedrichs II., Teil 5: 1222–1226. Texte und Register, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2017, LXXXVIII–1118 S. in 2 Teilen, 42 Abb. (Monumenta Germaniae Historica. Diplomata regum et imperatorum Germaniae, XIV,5), ISBN 978-3-447-10753-2, EUR 230,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57389