Cet ouvrage fournit une nouvelle preuve de la vitalité des études narratologiques portant sur la littérature médiévale allemande. Il porte sur le témoin le plus en vue, pour ce qui est de l’époque médiévale, d’un complexe narratif dont le noyau est, selon la caractérisation compacte fournie par Alastair Matthews dans la première phrase de son étude, »l’histoire du mystérieux chevalier conduit sur les flots par un cygne vers la femme qu’il sauve et qu’il épouse«. »Lohengrin« (trois manuscrits, un fragment), que l’on lit dans l’édition critique (ms. de base: A, début 14°s.) procurée par Thomas Cramer1, est un récit de longueur moyenne (7670 vers), de forme strophique (un emprunt au »Wartburgkrieg«, conglomérat mettant en scène des joutes poétiques censées avoir eu lieu à la Wartburg, résidence du landgrave Hermann Ier de Thuringe, mécène des lettres allemandes).

L’œuvre, due sans doute à un auteur d’origine bavaroise, a été composée soit à la fin du XIII siècle, soit (datation qui recueille moins de suffrages) au début du siècle suivant, en tout cas à une époque où la production poétique de langue allemande pouvait se nourrir largement de la réception d’œuvres diverses et de traditions d’origine variée. Aux alentours de 1300, le goût pour le recyclage et la combinaison des matériaux disponibles s’était largement répandu. »Lohengrin« en porte aussi témoignage, et ce dès le début du récit. Celui-ci s’ouvre sur une scène de spectacle à la cour de Thuringe: le landgrave souhaite que lui soit »chantée l’histoire qui raconte comment Lohengrin fut envoyé en mission par Arthur« (str. 29, v. 2895-2896), lequel Arthur donne maintenant dans le cumul puisqu’il est apparemment devenu aussi roi du Graal. Le conteur/chanteur sera Wolfram von Eschenbach, ancien protagoniste du »Wartburgkrieg«, poète célébré et plus particulièrement, cela va sans dire, doté d’une certaine connaissance du parcours de Lohengrin puisque celui-ci n’est autre que l’un des deux fils de Parzival. La littérarisation du récit est patente.

Pour ce qui est du contenu du récit lui-même, on peut partir de trois observations.

1) Le canevas mis en œuvre dans l’appendice »Lohengrin« du »Parzival« est dans  l’ensemble conservé: Elsam (ou Elsa), devenue duchesse de Brabant à la mort de son père, est en butte aux pressions et aux malversations d’un prétendant qui veut l’épouser à toute force au prétexte – inventé – qu’elle lui aurait promis le mariage; il a obtenu qu’un combat singulier en décide (le »Parzival« ne dit rien d’un tel duel). Par décret graalien, Lohengrin est désigné comme champion de la duchesse; il franchit la mer dans un esquif tiré par un cygne, débarque à Anvers, remplit victorieusement sa mission et accepte de s’unir à son obligée, tout à fait séduite par le personnage, à la condition que l’épousée ne s’enquière jamais de son nom et de ses origines. Des insinuations provenant de son entourage conduiront Elsa à enfreindre l’interdit.

2) On relève un intérêt frappant pour la relation entre Lohengrin et »son Elsa« (v. 2992). Après le champion, c’est l’amour qui triomphe, et son évocation est l’occasion d’amplifications, tant en volume (les noces à Anvers) que dans l’insistance sur l’intensité de l’affection que se portent les époux.

3) Trait encore plus frappant: l’importance des éléments d’ordre historique (ou donnés pour tel), empruntés notamment à la» Sächsische Weltchronik« (»Chronique saxonne«), première chronique universelle de langue allemande. Après le mariage du héros, »l’empereur Henri« (soit Henri Ier dit l’Oiseleur, roi de Germanie de 919 à 936) qui a noué une relation d’amitié avec Lohengrin, semble prendre dans le récit une place au moins égale à celle de ce dernier. Ou disons, compte tenu de certaines interventions »non signées« de Lohengrin dans l’action guerrière (à la Lancelot, en quelque sorte), qu’il est plus en vue dans la guerre conduite contre les Hongrois et les Sarrasins. Le récit peut apparaître dès lors comme bicéphale.

L’auteur a-t-il songé à coordonner ces différents éléments? Comment par exemple, passe-t-on de l’image d’un Lohengrin qui effectue son voyage marin avec pour seul aliment une hostie (ein oblâtelîn) qui a été sortie de l’eau par le cygne et que le héros partage alors avec l’oiseau (str. 66) à l’évocation de la nuit de noces, du »behourd d’amour« (der minne bûhurt, v. 2360) auquel elle donne lieu, et au ton enjoué des suivantes de la duchesse réveillant celle-ci au matin et s’écriant »mais où est passée la chemise?« (wâ ist daz hemdel kumen?, v. 2384)?

La question de l’unité de l’ensemble a beaucoup occupé les philologues. Dans l’étude substantielle qu’il a jointe à son édition, Th. Cramer y a répondu de façon résolument positive, mais en situant l’unité dans le domaine idéel, en la mettant en relation avec »une conception caractéristique de l’époque où régnait Rudolf de Habsbourg«, à savoir la représentation d’un ordre impérial fort de sa légitimité religieuse et devant être maintenu face aux changements qui semblent s’annoncer (p. 185 de l’édition).

Sans méconnaître les mérites de ses prédécesseurs, A. Matthews pose à nouveau la question de l’unité, mais il la traite tout autrement que Th. Cramer. Il se met en quête d’éléments qui auraient une fonction jointive, qui seraient destinés à constituer des passerelles, à fournir des transitions. On se limitera, pour ne pas trop déborder de l’espace imparti, à deux exemples:

a) l’hostie partagée avec le cygne lors du voyage. Pour Th. Cramer (p. 182 de l’édition), l’entrée de Lohengrin dans le monde commun a une portée symbolique: l’embarcation (secouée par les vagues, str. 65) représente l’Église protectrice; le cygne ramène deux fois de la nourriture à la surface, d’abord un poisson, »symbole du Christ«, avalé promptement par l’oiseau, puis, sur la protestation du héros, qui estime que le cygne, son »compagnon« (geverte), aurait dû partager le poisson avec lui, l’hostie »portée jusqu’à sa bouche par les ondes marines«. Le symbole eucharistique est évident (la référence ecclésiale l’est sans doute moins), mais le poids de l’analogie est contrebalancé par la fraîcheur de l’image du compagnonnage entre l’animal et l’homme et par le commentaire final du narrateur: »Jamais prince ni oiseau ne fut mieux nourri« (v. 660), qui est à notre sentiment une chute de tonalité humoristique; A. Matthews dit de façon plus neutre que le passage se prête aussi à une lecture »plus littérale« que celle proposée par Th. Cramer (p. 77-78). Il note que le monde du Graal et le monde ›commun‹ sont loin d’être totalement différents. Parzival avait prévu un ravitaillement pour le fils partant en mission, Lohengrin avait refusé ces moyens de sustentation, s’en remettant à la seule aide divine. Une telle aide est apparemment advenue, miracle certes, mais le miracle dit aussi que l’existence implique l’alimentation, quelle que soit la nature de celle-ci.

À Anvers, du reste, on ne manque pas de fêter l’arrivée de Lohengrin par un grand repas. L’évêque de Liège, qui est le parrain d’Elsa, veille à ce que la duchesse et Lohengrin soient placés l’un près de l’autre et que cette disposition soit généralisée: à table toute la jeunesse, chevaliers et demoiselles, sera répartie en couples. Si bien qu’une chimie naturelle fait que, »de part et d’autre« (beidenhalp), nombre de ces jeunes gens, tout à leur conversation, oublient de manger, ce qui vaut particulièrement pour la duchesse et son hôte (str. 96–97). Un lien est ainsi créé entre le voyage plus qu’ascétique et l’accueil fait au héros à terre. A. Matthews note à la page 79: »Les raisons pour ne pas manger sont très différentes, mais l’effet produit est néanmoins qu’une association s’installe entre le voyage et ce qui le suit, faisant ainsi contrepoids à la dissociation qui s’observe dans ce que signifient respectivement l’une et l’autre portion du texte.«

Il s’agit là sans doute de ce que A. Matthews désigne ailleurs (cf. p. 12) comme un mode de »narration métonymique«, utilisant la connexion non causale, mais »thématique«, d’un type de récit non »directionnel«, terme que l’auteur utilise volontiers (par ex. p. 144). Quelle direction indiquerait en effet la mise en regard de deux scènes contiguës témoignant des pouvoirs nutritifs respectifs de l’hostie et de l’attraction amoureuse en contexte profane? Qu’un contraste à première vue très prononcé puisse abriter une continuité peut surprendre, mais il convient sans doute ici de se départir d’un habitus de lecteur moderne, de constater simplement et de garder en mémoire la relation analogique proposée par le texte et reliée à un mode de perception qui ne nous est plus familier, bref de pratiquer une lecture qui est, à sa manière, historisante, mais qui pousse à se demander de quelle façon et à quel degré la matière historique utilisée a été pour sa part mise en œuvre.

b) La description du heaume porté par Lohengrin dans la bataille contre les Sarrasins (v. 5314 ss.), partie du récit puisant dans la tradition historiographique. Cette description se situe dans un passage montrant Lohengrin, visible publiquement, (offenlîchen, v. 5309), identifiable par tous grâce à l’image du cygne qui orne la tenue de combat de ses chevaliers et sa bannière. Son heaume porte un ornement de facture complexe composé d’une barque montée sur un pied d’or, barque dans laquelle se trouve un cygne entouré de rubis »que la duchesse lui avait fait parvenir secrètement quand il l’avait quittée dans l’affliction« (v. 5328-5329) pour aller combattre les Infidèles.

Sous la barque est placée une couronne; des pierres précieuses travaillées en forme de lettres sont placées sur la couronne et la barque. Elles sont disposées de façon à former une inscription; celle-ci dit que la couronne avait été adressée à Lohengrin par la duchesse, pressée qu’elle était d’avoir la joie de le revoir (v. 5337–5350). Dans son commentaire de cette description, Th. Cramer ne retenait que deux éléments, »le bateau, donc l’Église, et la couronne«, et il expliquait: »Lohengrin porte sur le chef les puissances qui gouvernent le monde » (p. 183 de l’édition). La lecture de A. Matthews (p. 92–96) est nettement plus convaincante, car elle est en mesure de prendre en compte tous les éléments de la description. À ce compte, l’idée s’impose en effet que les ornements du heaume renvoient aux trois aspects du contenu proprement dit du récit mentionnés plus haut: la traversée dans la barque tirée par le cygne et le compagnonnage homme/oiseau, la rencontre et l’union avec Elsa comme ensuite l’attachement mutuel que se manifestent les époux, l’horizon de l’histoire impériale. Ainsi regarder le heaume, c’est voir un itinéraire, tout un parcours, et celui-ci se révèle sensiblement plus coulé qu’il n’y paraissait d’abord.

A. Matthews le montre de multiples façons en analysant divers thèmes (notamment celui de l’anonymat et de l’identité) ou nombre de procédés unificateurs (comme par ex. les combinaisons opérées à partir des notations de couleurs): l’auteur a réussi à faire de Lohengrin »un personnage littéraire«. On referme le livre avec l’impression d’avoir participé à une instructive session de travaux pratiques en matière de close reading, mode de lecture informé ici, pour parfaire le tout, par une réflexion narratologique visiblement à la hauteur du temps (mais toujours utilisée ad hoc, sans pédantisme).

Près de cinquante ans séparent le travail de A. Matthews de l’édition/étude de Th. Cramer et on peut être frappé par la façon dont l’histoire littéraire a pris entre-temps ses distances par rapport à l’histoire générale (ce qui aurait plu sans doute à ceux et celles qui dans les années 1970 entendaient farouchement préserver ce que l’on appelait à l’époque »la spécificité du fait littéraire«). Là où Th. Cramer se référait aux »puissances gouvernant le monde«, A. Matthews a pris soin d’écarter du ›champ opératoire‹ ce qu’il considère comme des »facteurs externes«. Cela vaut à son étude d’être rigoureuse et homogène. Une menue réserve toutefois: il y a un petit reste, la visite de la galerie dynastique ottonienne sur laquelle se termine le récit demeurant, à ce qui nous a semblé, hors champ. Elle occupe cependant quelque 320 vers.

L’auteur a-t-il senti qu’il serait bon que la narratologie ne se referme pas trop sur elle-même? En tout cas, il a ajouté à son ouvrage un complément très appréciable: Appendix 2, »Ottonian Germany in Recension A of the Sächsische Weltchronik«, p. 153–168, édition des passages pertinents pour l’étude menée, d’après le ms. Herzog-August-Bibliothek Wolfenbüttel, Cod. Guelf, 23.8 Aug.4°), témoin de la recension probablement la plus ancienne (l’édition des MGH, Deutsche Chroniken, t. 2, procurée par Ludwig Weiland, Hanovre 1877, suivait quant à elle la recension C) et lui-même chronologiquement le plus proche du »Lohengrin« (p. 155).

1 Thomas Cramer, Lohengrin. Edition und Untersuchungen, Munich 1971.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

René Pérennec, Rezension von/compte rendu de: Alastair Matthews, The Medieval German Lohengrin. Narrative Poetics in the Story of the Swan Knight, Rochester, NY (Boydell & Brewer) 2016, VIII–236 p., 4 col. fig. (Studies in German Literature, Linguistics, and Culture), ISBN 978-1-57113-971-9, GBP 80,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57394