Le titre de cet ouvrage pourrait prêter à confusion pour un lecteur francophone: s’agit-il de la langue française parlée outre-mer, ou bien de la communauté francophone créée par les croisades en Syrie-Palestine? Les auteurs ont heureusement précisé leur propos grâce au sous-titre. En fait, l’ouvrage s’intéresse à la fois à la diffusion de la langue, une lingua franca qui s’impose bien après l’établissement des croisés en Terre sainte, et au mode de communication de groupes multilinguistiques pour lesquels une culture francophone, non originaire de la France capétienne, s’impose progressivement et forge l’identité des Francs d’Outremer.
Mais, comme le remarque Laura Minervini, en faisant l’état de la question, le français d’Outremer est un nouveau dialecte incluant italianismes, arabismes et hellénismes, qui s’impose comme langue écrite au XIIIe siècle et devient un moyen d’intégration sociale, particulièrement pour ceux qui n’appartiennent pas à l’élite franque. En ce sens, il serait intéressant d’étudier la diffusion de la langue jusque dans les basses couches de la société et de la distinguer des autres dialectes français.
Autre apport, mais cette fois de la France capétienne: la monnaie. Alan Stahl remarque qu’à Tripoli et à Jérusalem, surtout, la frappe du denier local s’inspire du denier royal français, de même à Chypre où l’on y ajoute l’image du Saint-Sépulcre et de la tour de David, alors qu’en Morée l’on imite le denier tournois, en allant jusqu’à y faire figurer une onomastique féminine. Le denier français influence donc la monnaie des pays de la Méditerranée orientale, même après la chute des États croisés en 1291.
Spécialiste de la chronique de Guillaume de Tyr et de ses continuations, Peter Edbury étudie l’»Éracles«, rassemblant la traduction en vieux français de Guillaume de Tyr, effectuée dans les années 1220, et ses continuations (»Rothelin« de 1232 à 1261 et »Colbert-Fontainebleau« de 1184 à 1250 environ). Il en recherche les auteurs qui s’intéressent aux actions de Renaud de Châtillon et de Gérard de Ridefort, rendus responsables du désastre de Hattin. Il attribue la source de ces interpolations à Raoul de Tibériade, mort vers 1220.
Sur ce même thème revient Philip Handyside, étudiant la traduction en vieux français de la chronique de Guillaume de Tyr. Sous le nom de l’»Estoire d’Éraclès«, elle a connu une grande popularité en Orient, attestée par le nombre de manuscrits et de variantes, réalisés en Orient, et qui ont servi de modèles à des scribes occidentaux, même après 1291.
Massimiliano Gaggero compare ensuite la chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier avec celle de Robert de Clari, particulièrement à propos de la quatrième croisade. Il remarque que les deux textes ont un rapport étroit avec l’abbaye de Corbie, où Robert de Clari a apporté un reliquaire de Constantinople, et dont Bernard aurait été le trésorier. Les deux chroniqueurs dénoncent pareillement le vol des trésors byzantins par les barons de la quatrième croisade. À noter deux coquilles dans ce texte: p. 90, ligne 19, lire »Alexis II« et non Alexis Ier, et p. 93 lire »Amienois«.
Angel Nikolaou-Konnari nous transporte en Chypre auprès d’un des plus célèbres chroniqueurs, Makhairas, qui traite de l’histoire de l’île depuis la visite de sainte Hélène au IVe siècle, jusqu’à la mort de Jean II de Lusignan en 1458. Utilisant le dialecte médiéval chypriote, l’auteur a l’intention d’enseigner l’histoire de Chypre, tout en s’inspirant à la fois de l’historiographie de l’Orient latin et de l’historiographie française, »Vie de Pierre Thomas« par Philippe de Mézières, »Prise d’Alexandrie« par Guillaume de Machaut, »Chronique des quatre premiers Valois«, »Chroniques«de Jean Froissart et d’Enguerrand de Monstrelet.
Autre texte méritant examen, les »Estoires d’Outremer«, œuvre en prose en vieux français, mêlant un roman historique sur les années 1101 à 1229 à des anecdotes légendaires se rapportant surtout à Saladin. Uri Zvi Shakar montre comment les »Estoires« ont inséré des traditions arabes dans un récit fusionnant les expéditions des Ayyubides contre la Nubie et le Yemen, attribuées à Saladin lui-même, alors qu’elles avaient été menées à des moments différents par Turanshah, frère du sultan.
On revient à la quatrième croisade avec l’essai d’Anne E. Lester sur les reliques de Constantinople parvenues en deux vagues en Occident, l’une immédiatement après 1204, l’autre sous le règne d’Henri Ier entre 1205 et 1216. L’auteur s’intéresse aux transmetteurs de ces reliques, prélats et chapelains, et montre comment ces objets sacrés, insérés dans des reliquaires en Occident ont pu transformer les pratiques dévotionnelles.
Une étude précise des récits de pèlerinage vers la Terre sainte – 75 récits entre celui de Jacques de Vérone en 1335 et celui d’Arnold von Harff en 1496 – permet à Zrinka Stahuljak de distinguer la »mangerie«, don alimentaire accordé aux Bédouins, et la »courtoisie«, largesse forcée en faveur des guides, interprètes et porteurs, qui constitue une véritable assurance sur la vie du pèlerin, contraint à payer pour obtenir le service qui lui serait dû normalement par le contrat passé avec les organisateurs du pèlerinage.
La propagation du français d’Outremer en Occident fait l’objet de l’essai de Fabio Zinelli, qui relève l’ensemble des traits orientaux figurant dans des manuscrits réalisés en Grèce, à Venise, à Gênes, à Pise et à Naples, particulièrement dans ceux de l’»Estoire d’Éraclès«, dans le »Trésor« de Brunetto Latini ou dans le »Roman de Troie«de Benoit de Sainte-Maure. La dissémination de formes d’Outremer dans des manuscrits français d’origine italienne s’effectue sous l’influence de textes venant de l’Orient latin.
Renate Blumenfeld-Kosinski consacre enfin une étude originale au rôle des femmes dans les écrits de Pierre Dubois et de Philippe de Mézières. Dans son traité »De recuperatione Terre sancte« Pierre Dubois (v. 1250–après 1320), en dehors de conseils sur la préparation stratégique et militaire de la croisade, est le seul à s’intéresser à l’occupation durable de la Terre sainte, dans laquelle les femmes doivent jouer un rôle prépondérant. Éduquées en médecine et en langues étrangères dans une fondation publique, ouverte à toutes les classes de la société, elles doivent, arrivées en Orient, s’infiltrer dans les familles musulmanes grâce à leur science ou par mariage, et les amener ainsi à la conversion qui assurera le succès de la colonisation. Le rêve de croisade de Philippe de Mézières leur assigne un rôle plus modeste: mariage et maternité pour affermir un nouvel État chrétien permanent avec le soutien de l’»Ordre de la Chevalerie de la Passion de Jésus-Christ«. Mais pour Philippe de Mézières, il n’est pas question de lien avec la population locale.
L’ouvrage mêle ainsi, de manière quelque peu disparate, des études sur l’historiographie de l’Orient latin, la langue française d’Outremer et son influence en Occident, à des textes sur les reliques, les pèlerinages et les plans de croisade. Une conclusion de quelques pages aurait été utile pour relier l’un à l’autre ces essais par trop divers.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Laura K. Morreale, Nicholas L. Paul (ed.), The French of Outremer. Communities and Communications in the Crusading Mediterranean, New York, NY (Fordham University Press) 2018, X–296 p., 1 map, 26 b/w & col. ill. (Fordham Series in Medieval Studies), ISBN 978-0-8232-7816-9, USD 60,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57396