La thèse qu’Émilie Nadal a consacrée au Pontifical de Narbonne est une belle et solide monographie qui se nourrit de travaux relevant de plusieurs spécialités: l’art de l’enluminure, la codicologie et l’histoire des bibliothèques, la liturgie, l’hagiographie et le comput, la biographie enfin et l’étude d’un milieu social. Étudier la commande de manuscrits enluminés par les prélats du Midi au XIVe siècle, tel était en effet à l’origine le désir de l’auteur. À lui tout seul, ce codex a comblé ses vœux.

Fort de 185 folios, le manuscrit est richement enluminé: frontispice, 24 médaillons illustrant un calendrier et les signes du zodiaque, 61 lettres historiées au début de chaque acte liturgique et nombreux décors en marge. L’ouvrage qu’il véhicule est à la fois codifié et susceptible d’être personnalisé; il renvoie à un lieu précis, en l’occurrence Narbonne, un archevêché qui est aussi siège de primatie et qui conserve encore le codex dans le Trésor de sa cathédrale. Le commanditaire du livre enfin, Pierre de la Jugie, est une figure connue des spécialistes de la papauté avignonnaise: neveu d’un grand pape, Clément VI, il appartenait à un rameau de la vaste famille limousine du pontife, mais il ne joua pas un rôle politique de premier plan et ne fut créé cardinal qu’au soir de sa vie: rien d’exceptionnel, donc, dans la vie de ce prélat, si ce n’est l’abondance des sources permettant de le situer dans son environnement.

Le premier chapitre du livre surprend: il n’est pas consacré à la présentation du manuscrit mais à celle de son propriétaire. Il faut même attendre le troisième chapitre (le livre en comporte cinq) pour être introduit à la reliure et à la confection des cahiers du précieux objet, le quatrième chapitre enfin pour apprendre ce qu’il contient et comment il est illustré. Il est vrai qu’Émilie Nadal n’avait pas à s’interroger sur l’identité du commanditaire (la question était déjà résolue) et que cette identité lui importait au premier chef. Il n’empêche que c’était commencer par l’aspect du problème que, étant historienne de l’art, elle maîtrisait le moins bien. Malgré quelques maladresses dans l’exposé, elle a toutefois su tirer parti des travaux d’érudition ancienne (qui comblent en partie la disparition des sources originales locales) et s’entourer d’une bibliographie spécialisée qu’elle a généralement bien utilisée.

Sur un point cependant, Émilie Nadal a manqué de jugement: en continuant à croire à la réalité d’un doctorat en droit canonique qu’aurait décroché son héros à Orléans en 1344 alors que tout ce qu’on a pu dire à ce sujet repose sur une assertion de Baluze, sans renvoi à une source, ainsi que l’a montré Pierre Jugie dans une biographie du prélat tirée de sa thèse, qu’il a communiquée à l’auteur (cf. p. 59, n. 16). Aussi, l’orientation donnée au chapitre deux, consacré à la bibliothèque de Pierre de la Jugie est-elle à revoir. Il n’est en effet pas possible de décrire l’archevêque comme un »lettré« (p. 83) ni de parler de sa »production littéraire« (p. 104); la formation qu’il reçut en tant que moine bénédictin dut être son principal bagage intellectuel, ce qui n’était nullement incompatible avec ses qualités de bibliophile fort justement décrites par ailleurs.

Inversement, prenant Mabillon en flagrant délit de confusion chronologique, Émilie Nadal a pu ajouter une note intéressante à ce profil de grand amateur de livres: l’abbé de Conques, Raymond de Reilhac, lui dédia son De viris illustribus de l’ordre de saint Benoît, ouvrage aujourd’hui perdu; mais c’est forcer la note que de parler de commanditaire probable.

Dans son testament, Pierre de la Jugie a disposé de 126 livres sans les détailler aucunement. En plus du pontifical, on lui connaissait six livres encore aujourd’hui conservés. Les recherches d’une autre étudiante toulousaine ont permis que leur soit ajouté un septième manuscrit (BnF, lat. 3264). Émilie Nadal les a tous soigneusement décrits. Tous, sauf un, comportent des éléments de décor peint, surtout des initiales filigranées. Aucun n’est un livre de droit; quatre sont des ouvrages de théologie, deux des manuels (du confesseur et de l’inquisiteur). Dans le septième (un recueil de textes historiques), des dessins à l’encre rouge et noire entourant des réclames intriguent, tout particulièrement celui représentant Urbain V naviguant vers Rome en compagnie de deux cardinaux, dont l’un, identifié par un écu, est Guillaume de la Jugie, frère de Pierre (Avignon, BM 1348, fol. 96v). Ce facétieux dessin, sans relation directe avec le texte, a du moins le mérite de relier étroitement le possesseur à son livre.

En fait de personnalisation, le pontifical s’avère quant à lui exceptionnel: il a été fait »sur mesure«. C’est tout d’abord Pierre de la Jugie lui-même qui l’affirme, dans un préambule (fol. 12v) intégralement reproduit et traduit (p. 124): il s’y présente comme l’ordonnateur du livre (Incipit liber […] dispositus per me), donne une date – 1350 – puis en détaille les quatre parties. Or le manuscrit ne suit pas exactement l’ordre annoncé et la quatrième partie est restée inachevée. Pourquoi? L’enquête codicologique n’apporte pas de réponse décisive à la question, mais on suit tout à fait Émilie Nadal lorsqu’elle conclut en faveur »d’un manuscrit d’apparat, surtout utile comme objet symbolique, produit rapidement (plusieurs artistes travaillent en même temps, certains n’ont pas le temps de terminer leur travail) et dédié à un moment particulier, après lequel il n’était plus nécessaire de continuer l’ouvrage«.

La date fut en effet certainement un élément important dans la commande du livre ainsi que le démontrent les deux »roues« dessinées à la suite du préambule. Destinées à calculer la lettre dominicale et le nombre d’or de chaque année, elles pointent vers 1350. Que s’était-il donc passé de spécial cette année-là s’est interrogée Émilie Nadal, sans trouver de réponse satisfaisante.

Qu’il me soit permis de suggérer une hypothèse: le 18 août 1349, Clément VI avait adressé aux archevêques de la chrétienté la bulle d’indiction de l’année jubilaire fixée par ses soins à 1350, à charge pour eux d’annoncer cet événement éminemment calendaire aux clercs de la province et du diocèse ainsi qu’aux fidèles. Or, précise aussi le préambule, les informations données par les roues devaient être inscrites »sur la ›table‹ du cierge pascal et annoncées au concile provincial et au synode de la Saint Luc«.

Les observations réalisées par Émilie Nadal sur les originalités du texte et de l’illustration trouvent généralement une explication dans une particularité de la vie du prélat ou du siège de Narbonne. Le lecteur est bien guidé dans le déchiffrement de l’iconographie. Il suit avec intérêt l’enquête visant à préciser la part et le style de chacun des quatre artistes (le maître de pierre de Saint-Martial, son collaborateur, un artiste de tradition parisienne et un maître catalan) et leurs relations avec d’autres membres du »clan limousin« gravitant à la curie avignonnaise. Six annexes érudites donnent toutes les informations souhaitables aux spécialistes des disciplines concernées et, comme le livre est magnifiquement illustré, il procure à tous de grands plaisirs, aussi bien esthétiques qu’intellectuels.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Hélène Millet, Rezension von/compte rendu de: Émilie Nadal, Le pontifical de Pierre de la Jugie. Le miroir d’un archevêque, Turnhout (Brepols) 2017, 600 p., 196 ill. en n/b, 39 ill. en coul. (Manuscripta Illuminata, 3), ISBN 978-2-503-57468-4, EUR 125,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57398