Ce livre est la publication d’une thèse sur la protection que les papes ont décrétée en faveur des participants aux cinq premières croisades. L’entreprise était coûteuse et risquée. Sans parler du péril des batailles, une longue absence pouvait être mise à profit par un rival ou un voisin mal intentionné. Si les motivations des croisés ont retenu l’attention des chercheurs, ainsi que les indulgences leur ouvrant les portes du Ciel, restaient à approfondir les privilèges temporels accordés à ceux qui comptaient bien revenir. La perspective d’un statut garanti par la plus haute autorité religieuse pouvait favoriser l’engagement des hésitants. En bonne méthode, D. Park fait le point sur l’historiographie du sujet et examine la législation pontificale de façon chronologique, en la confrontant avec des études de cas, les régences exercées dans les comtés de Flandre et de Champagne puis dans le royaume de France, grâce à l’abondance des sources diplomatiques et narratives. Elle est amenée à s’interroger ipso facto sur le rôle des femmes dans le gouvernement.

Des mesures existaient déjà pour les pèlerins. Dès avant l’an mil la paix de Dieu les protégeait, à l’instar des clercs et des pauvres sans défense; mais cette mesure concernait la personne et ce qu’elle portait, pas ce qu’elle avait laissé en arrière. Par ailleurs ceux qui combattaient sous la bannière papale, dans le cadre de la Reconquista notamment, à partir des années 1060, se voyaient reconnaître la rémission de leurs péchés, mais pas la protection de leurs familles et de leurs propriétés (il s’agissait souvent de cadets ou d’aventuriers). En 1095, Urbain II a dû innover. La nouveauté de la croisade était le recrutement dans une élite politique, économique et sociale, dont il fallait protéger les biens, les épouses et les héritiers.

L’échelle était différente par le nombre et la qualité de ces pèlerins armés qui reçurent une protection élargie et spécifique pour une durée de trois ans. En 1123, le premier concile du Latran réitéra le privilège. En 1145, Eugène III le consolida dans la durée: tout le temps de la croisade, jusqu’au retour ou au décès certain de l’intéressé. Le pape chargeait les évêques de veiller à son respect, brandissant la menace de l’excommunication à l’égard des contrevenants jusqu’à ce que fût donnée satisfaction. Les correspondances des papes, notamment du canoniste Alexandre III, montrent bien la portée concrète de ces mesures qu’ils devaient faire respecter. Les appels à Rome reflètent l’affirmation de l’autorité pontificale, qui connut son apogée avec Innocent III. La constitution »Ad liberandam« de Latran IV (1215) a eu une très large diffusion.

Innocent III a étendu le privilège de croisade à l’expédition contre les Albigeois et les bénéfices spirituels à tous ceux qui soutiendraient ces entreprises par la prière, les processions, les dons ou l’armement de bateaux. L’indulgence plénière ne concernait que ceux qui payaient de leur personne; les autres recevaient une indulgence partielle savamment calculée selon le degré de dévotion et la somme offerte. Honorius III, enfin, n’a pas eu une approche moins vigoureuse que ses prédécesseurs, insistant sur le partenariat avec les États pour faire respecter la législation romaine.

D. Park analyse en détail la situation créée par le départ à la première croisade de deux grands princes territoriaux, Robert II de Flandre et Étienne-Henri de Blois-Champagne. Leurs épouses, Clémence de Bourgogne et Adèle de Normandie, ont agi avec énergie en véritables seigneurs, disposant d’un sceau propre et jugeant en leurs cours. Les maris n’ont pas remis en cause leurs décisions à leur retour. La protection pontificale planait sur leurs têtes, mais il n’y a pas trace d’un appel au pape, ce sont les évêques qui ont fait respecter la paix et la trêve de Dieu dans leurs domaines. Sans être corégents, des clercs éminents les assistaient.

Avec la deuxième croisade, la garantie papale s’est étendue à tout le royaume de France. Le statut sacré du souverain ne pouvait que renforcer cette protection et impliquait une régence assurée par les représentants des »deux glaives«, spirituel et séculier. À côté de l’archevêque de Reims et du comte de Vermandois, c’est l’abbé de Saint-Denis qui a tenu le rôle essentiel. Suger avait l’expérience du gouvernement, mais il n’était ni de sang royal ni de rang épiscopal, d’où l’importance du soutien apporté par Eugène III, qui se trouvait souvent en France durant l’absence de Louis VII. Ce dernier n’a pas confié une part de la régence à sa femme, tout simplement parce qu’elle l’accompagnait, ni à sa mère, disqualifiée par son remariage avec un vassal. En revanche, Thierry de Flandre n’a pas manqué de s’appuyer sur son épouse Sibylle d’Anjou, qui a acquis la réputation d’une femme vertueuse et courageuse, capable de conduire des troupes, sans manquer cette fois de se prévaloir de la protection pontificale. C’est Eugène III qui a rétabli la concorde entre Flandre et Hainaut au concile de Reims (1148), donnant ainsi un large écho à son arbitrage.

Marie de France, comtesse de Champagne, à laquelle Alexandre III avait dûment confirmé son statut d’épouse de croisé, a tenu fermes les rênes du pouvoir en l’absence de son mari Henri le Libéral, puis pendant la minorité et la croisade de son fils Henri II, devenu roi de Jérusalem. Sa régence a duré plus de seize ans, jusqu’à sa mort en 1198. Si l’importance de la garde de l’héritier mineur est indéniable, la maternité n’est pas un critère de régence. Philippe de Flandre l’a confiée à Mathilde de Portugal, qui ne lui avait pas donné d’enfants. La mort du comte en Terre sainte rendait caduque la protection pontificale et Mathilde eut fort à faire avec le roi Philippe Auguste.

La troisième croisade montre les limites du système. Philippe a confié le royaume à sa mère Adèle de Champagne, à son oncle l’archevêque de Reims Guillaume et, symboliquement, à son fils Louis qui n’était qu’un enfant, après avoir publié une ordonnance détaillée pour organiser la régence. Son retour rapide, pour tirer parti des déboires de Richard Cœur de Lion, est bien connu. Le pape n’a pu tenir ses engagements; face aux puissants, il n’avait que des armes spirituelles. Célestin III a excommunié Léopold d’Autriche, auteur de la capture du roi d’Angleterre, mais pas l’empereur qui le détenait et exigeait une énorme rançon. Le pape n’a pu en obtenir la restitution, pas plus que des places du Vexin normand dont s’était emparé le roi de France. Cette affaire ne pouvait qu’affaiblir l’appel à la quatrième croisade, que l’auteur aborde dans la dernière partie de son étude.

Celle-ci a les qualités et quelques défauts d’un premier opus. Beaucoup d’érudition, après un vaste dépouillement des sources, appuyant la réflexion sur des exemples précis et très détaillés. La rédaction est »pédagogique«, avec, de chapitre en chapitre, une introduction annonçant la problématique et une conclusion résumant les principaux acquis, puis une conclusion générale. Cela ne va pas sans redites, mais a le mérite de la clarté. L’origine, la maturation et le développement de la législation pontificale sont mis en lumière. Il y a de beaux portraits de femmes fortes montrant que la régence n’est pas une affaire de genre. Les coquilles sont rares (»Avernay« pour Avenay, »Nuremburg« pour Nuremberg). Ce qui gêne le plus, c’est la maigreur des notes infrapaginales: il y a les références des sources mais pas la moindre citation dans la langue d’origine. Quand on écrit en anglais sur l’histoire de France, il faut donner l’essentiel des textes latins; les mots sont si importants qu’on ne peut se contenter d’une traduction vernaculaire, il faut produire les»preuves«, comme disaient les vieux auteurs.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Demouy, Rezension von/compte rendu de: Danielle E. A. Park, Papal Protection and the Crusader. Flanders, Champagne, and the Kingdom of France, 1095–1222, Woodbridge (The Boydell Press) 2018, X–244 p., ISBN 978-1-7832-7222-8, GBP 60,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57401