En 809, en marge du concile d’Aix-la-Chapelle réuni à l’instigation de Charlemagne pour discuter de l’épineuse matière du »filioque«, un groupe de prélats dirigé par Adalard de Corbie consacra plusieurs réunions à des questions d’astronomie et de comput. De ces débats, alimentés par de nouvelles traductions de textes antiques, issues notamment du scriptorium de Corbie, semble avoir été conçu un ouvrage de référence, compilation illustrée d’extraits antiques émendés, doté d’une véritable vocation programmatique pour l’astronomie carolingienne. Ce manuscrit n’est pas parvenu jusqu’à nous, mais quatre copies ultérieures, plus ou moins complètes, sont conservées: Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 645 et Reg. Lat. 309, Monza, Biblioteca Capitolare, Cod. f-9/176, et Madrid, Biblioteca Nacional, ms 3307. Cette dernière, vraisemblablement réalisée pour l’évêque Drogon de Metz (801–855) et illustrée d’un cycle de peintures exceptionnel, a tout particulièrement attiré l’intérêt des historiens et historiens de l’art depuis sa »découverte« par Wilhelm Neuß dans les années 1930.

C’est dans la continuité de ceux-ci que se place Eric M. Ramírez-Weaver avec une monographie voulue comme une synthèse des connaissances sur le manuscrit de Drogon, à travers lui l’»ouvrage de référence« conçu en 809 et, plus largement, la place de l’astronomie (et de ses représentations illustrées) dans la pensée et la société carolingiennes. Après une introduction circonstanciée, l’ouvrage est composé de deux parties de deux chapitres chacune. Cette division, qui se veut le moyen de réconcilier et dépasser les précédentes approches du manuscrit, souvent cloisonnées selon qu’elles émanent d’historiens de l’art, absorbés par les illustrations du livre V, d’historiens des sciences, plutôt préoccupés par les tables de comput du livre I, ou encore de philologues, n’est pas d’une clarté immédiate.

On comprend cependant que la première partie, intitulée »Unveiling the Heavens over Carolingian Skies« examine en détail le manuscrit Madrid 3307 alors que la seconde, »Representing the Cosmos for Carolingian Hearts and Minds« s’efforce d’en tirer des conclusions à l’échelle de la période carolingienne. Le premier chapitre détaille le contenu textuel, les circonstances de la production du manuscrit et sa tradition jusqu’à nos jours. Les deuxième et troisième s’intéressent plus particulièrement aux illustrations des constellations et aux schémas astronomiques peints dans le livre V, à leurs modèles et aux artistes qui en sont à l’origine. Enfin le dernier chapitre interroge plus largement la place de l’astronomie dans la pensée carolingienne, à travers les positions d’intellectuels comme Alcuin, Jean Scott Érigène, Raban Maur ou Rémi d’Auxerre.

Si l’organisation de l’ouvrage peut paraître un peu complexe à première vue, il faut reconnaître à Eric M. Ramírez-Weaver une familiarité encyclopédique avec son sujet, qui lui permet non seulement des développements historiographiques très rigoureux et des prises de position argumentées, mais également des exposés digressifs d’une grande pédagogie à l’attention de lecteurs moins spécialistes. Signalons en particulier l’explication très didactique des tables de dix-neuf ans copiées en tête du manuscrit, outil essentiel mais parfois complexe du comput médiéval, ou encore l’historique des traductions et illustrations des »Phaenomena« d’Aratus, dont plusieurs versions coexistent dans le livre V, sans parler d’utiles synthèses historiographiques sur les positions, aujourd’hui datées mais imprégnant inévitablement nombre d’études en histoire de l’art, de précurseurs comme Saxl, Warburg ou Panofsky.

Les thèses défendues par l’auteur sont dans l’ensemble stimulantes. Certes l’attribution de chacun des manuscrits »princiers« conservés de la compilation de 809 à un clerc de la famille carolingienne – outre Drogon, son demi-frère Hugo, abbé de Saint-Quentin (BAV, Vat. Lat. 645), Louis, premier abbé de Saint-Denis de sang carolingien de 840 à 867 (BAV, Reg. Lat. 309), et Hubert, beau-frère de Lothaire II, abbé de Lobbes en 864 (Monza, Cod. f-9/176) – paraît peut-être un peu hâtive, tout comme la datation qui en découle. L’attribution des illustrations à quatre artistes itinérants, réunis à Metz pour ce seul manuscrit, en dehors de tout atelier préexistant, selon un paradigme déjà envisagé par Laurence Nees ou Charlotte Denoël pour d’autres manuscrits contemporains, est en revanche particulièrement séduisante, étayée par de solides comparaisons stylistiques.

L’étude des schémas astronomiques, manifestement réalisés par l’un des artistes à l’origine des représentations des constellations, est l’une des grandes réussites de l’approche mêlant histoire de l’art et histoire des sciences. Que les quatre schémas d’astronomie planétaire, intimement liés à des extraits de l’»Histoire naturelle« de Pline, auxquels le texte renvoie explicitement, soient conçus en proche collaboration entre copistes et artistes, faisant vraisemblablement écho à la réalisation du manuscrit archétypal perdu de 809, constitue un argument de poids en faveur du rôle de l’image dans le recueil et de ses artistes dans l’emendatio intellectuelle propre à la renaissance carolingienne.

Eric M. Ramírez-Weaver conteste en effet les paradigmes du début du XXe siècle voyant dans les illustrations carolingiennes une transmission fidèle d’archétypes antiques sans réelle appropriation, position il est vrai déjà largement remise en question par l’historiographie récente. Au contraire, l’auteur défend la prévalence d’une »émendation scientifique«, délicat équilibre entre christianisation des enseignements antiques, avec censure des éléments mythologiques païens, et recherche de la vérité scientifique, conçue comme une véritable »sotériologie«, moyen d’élever l’âme et de la préparer au salut. L’appropriation des éléments textuels comme iconographiques est mise en évidence dans le livre V de la compilation de 809, consacré aux constellations et à leurs représentations, largement héritées, par l’intermédiaire d’Aratus, de la mythologie antique.

Eric M. Ramírez-Weaver signe avec »A Saving Science« un ouvrage d’une grande qualité, rappelant l’importance de l’astronomie dans la société carolingienne, qu’elle permette la contemplation de la perfection de la Création, ou, plus prosaïquement mais de façon tout aussi cruciale, la détermination de la date de Pâques et du calendrier liturgique et administratif. Richement illustrée, reproduisant en particulier l’ensemble des feuillets enluminés du manuscrit Madrid 3307, et de grande qualité typographique, on se permettra cependant de regretter que l’édition de la Pennsylvania University Press ait privilégié la disposition du texte en colonnes à sa justification et les notes de fin aux notes de bas de page, certes contraignantes, mais combien plus pratiques à l’étude d’un ouvrage scientifique aux nombreuses références historiographiques comme celui-ci.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alexandre Tur, Rezension von/compte rendu de: Eric M. Ramírez-Weaver, A Saving Science. Capturing the Heavens in Carolingian Manuscripts, Pennsylvania, PA (Pennsylvania State University Press) 2017, XIV–298 p., 35 col. pl., 75 fig., ISBN 978-0-271-07126-8, GBP 63,95., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57402