Cet ouvrage de 455 pages, illustré par quelques planches en couleur, restitue les connaissances acquises sur le site de Montfélix (Chavot-Coucourt, Marne), forteresse secondaire située sur un éperon rocheux à la pointe de l’Omois, à proximité d’Épernay. Fondé en 952 dans une zone de marche par les Herbertides – puissante famille carolingienne, souche septentrionale des comtes de Champagne – le castrum a survécu jusqu’au début du XIIIe siècle. Point fort érigé à un nœud de communication majeur, il a pu être replacé par l’auteur dans l’histoire mouvementée de la région et la tentative de constitution d’une principauté par cette branche familiale, qui s’est opposée régulièrement aux rois carolingiens et aux archevêques de Reims. Une occupation brève et bien datée rendait le site particulièrement propice à une enquête de terrain.
Cette belle synthèse fait suite à douze années de fouilles programmées, de 1983 à 1995 (avec une seule année d’interruption), menée par Annie Renoux, professeur émérite à l’université du Mans. Elles ont été complétées par des études de postfouilles et des recherches approfondies dans les archives. Ce livre fait suite à d’autres publications – collectives ou individuelles – de l’auteur, reconnue pour son travail sur les résidences palatiales. Ses travaux s’appuient toujours, avec une égale maîtrise, sur des sources écrites et de terrain. Outre les résultats de la fouille, qui ont permis de préciser la chronologie d’occupation du site, les liens entre château et pouvoir sont au cœur des réflexions développées par l’auteur, de même que les relations entre la résidence castrale et le bourg d’Épernay, qui se trouvait aux mains de la même famille comtale.
L’ouvrage est construit autour de deux thèmes: le premier est relatif au bâti, à ses caractéristiques morphologiques et fonctionnelles, et à la distinction des différents espaces en fonction des usages. Le second permet de replacer le site dans une problématique plus large, celle des relations entre châteaux et pouvoirs politiques, religieux et économiques. Huit phases de construction et d’occupation ont été mises en évidence par la responsable du chantier: elles rendent compte de la mise en œuvre progressive des fortifications et des diverses maisons nobles et annexes sur le site. Ses interprétations s’appuient, outre sur une lecture stratigraphique, sur l’examen du mobilier, peu abondant selon l’auteur (mobilier métallique et osseux, verre, céramique) dont une partie correspond bien au caractère élitaire de l’occupation.
Les plans, les coupes, les photographies, les tableaux synthétiques et les restitutions, nombreux, permettent d’étayer de façon convaincante la lecture proposée par la responsable de la fouille. Des découvertes éparses semblent confirmer une occupation brève et légère datée de la fin du IVe au début du Ve siècle (d’après l’étude céramologique) et une occupation épisodique durant le haut Moyen Âge (VIIe–IXe siècle). En revanche, rien n’atteste l’existence d’un complexe fortifié antérieur à 952. La motte révèle une forte densité de vestiges en bois, notamment ceux d’une tour, vestiges du castrum comtal daté du milieu du Xe au milieu du XIe siècle (phase II, III et IV). L’auteur a mis en évidence une spécialisation fonctionnelle et une amélioration de l’apparat militaire au cours de la période et une différenciation plus prononcée en différents pôles (pôle noble, constitué par la motte, et deux cours hiérarchisées et complémentaires) avec un effort de partition horizontale puis verticale.
Un affaissement de terrain clôt la phase IV: la butte nord est transformée et fait l’objet de travaux de terrassement; l’assise de la basse-cour est agrandie, un nouveau rempart de barrage est élevé et une monumentale construction voit le jour dans la basse-cour, qui devient le véritable cœur du complexe castral (le bâtiment sert d’aula et de camera), la motte restant une plate-forme de guet. Ce complexe est profondément et progressivement modernisé: les phases V à VIII correspondent à l’aménagement de la motte sud, la basse-cour initiale se retrouvant encadrée par deux mottes; les premières phases sont imputables par l’auteur au comte Thibaud Ier († 1089) qui s’efforce d’afficher clairement ses ambitions, les droits des comtes palatins et le contrôle du cours moyen de la Marne. Dans leur tentative de rénovation sur le plan défensif et militaire, les Thibaudiens semblent, selon l’auteur, en phase avec les progrès réalisés dans l’architecture castrale des XIe et XIIe siècles, bien que l’on manque de points de comparaison proches.
De façon plus large, les sources écrites permettent de replacer le site dans la problématique des liens entre château et pouvoirs à différentes échelles, dans la genèse de la principauté »champenoise« et du rôle joué modestement par Montfélix du Xe au XIIe siècle. Au niveau local, la publication traite de l’impact du château et de sa châtellenie dans la structuration des hommes et de l’espace, en marge des anciens cadres carolingiens. Doté d’une collégiale et promu au rang de résidence majeure (phase VII), le site devient chef-lieu de châtellenie puis de prévôté. Cela explique les différentes phases de rénovation et de perfectionnement dont le château est l’objet.
En 1125, Montfélix est à son apogée, lorsqu’Épernay revient dans le giron de Thibaud II, héritier de son oncle Hugues. Bien géré et bien contrôlé, ce puissant château est à même de servir, marginalement, les intérêts princiers. À partir de cette époque s’amorce cependant un long déclin qui mène à son abandon et à une redistribution des pouvoirs et du peuplement. L’irruption d’un robuste lignage, les Châtillon, centrés sur Brugny, met en valeur les relations que nouent Thibaudiens et Capétiens et confère à cette zone de confins, entre domaine royal et Brie comtale, un rôle déterminant. Au début du XIIIe, le maintien de deux châtellenies proches devient inutile et même dangereux: elles fusionnent au profit d’Épernay. Le château est abandonné mais le prieuré subsiste et le village tend à se développer. Les vicissitudes de la fin du Moyen Âge frappent durement le secteur et le noyau villageois se trouve en difficulté: Chavot et Brugny, proches, se développent au détriment de Montfélix. Pourtant, le village résiste autour de l’église Saint-Martin jusqu’à l’époque contemporaine.
Le choix du plan, strictement chronologique oblige l’auteur à un traitement en parallèle de la situation régionale et de l’occupation du site, avec un constant changement d’échelle. Si cela démontre une parfaite maîtrise de la part de l’auteur, le lecteur peut se trouver parfois dérouté par un aller-retour permanent entre observation archéologique et conjoncture politique. Un lecteur attentif saura reconnaître, pourtant, que c’est bien cette approche, à la fois micro- et macrorégionale qui s’avère la plus stimulante, tout comme les multiples interprétations et propositions de restitutions données par Annie Renoux. Par sa conception d’ensemble et sa qualité, cette synthèse monographique devrait s’avérer très utile aux chercheurs car elle comble un vide bibliographique: en effet, peu de monographies de châteaux comtaux ont été publiées.
L’un des grands mérites de ce volume est de rendre accessible toute la documentation archéologique (cartes, plans, coupes, restitutions, planches de mobilier) quand on sait le temps et le coût que demande le traitement des données matérielles de terrain. Plus largement, ces travaux prennent place dans les études menées sur les résidences élitaires et les fortifications depuis plusieurs décennies en France et en Belgique notamment. Leur comparaison permet de mettre en lumière la spécificité typologique de Montfélix, les choix architecturaux qui ont présidé à son érection, plus largement la genèse du château au Xe et XIe siècle.
Plus spécifiquement, c’est de la formation des principautés territoriales dans la France du Nord-Est et de l’Est et de la genèse et de l’essor de la principauté champenoise, d’abord sous l’égide des Herbertides puis des Thibaudiens, dont il s’agit: l’auteur éclaire, de manière exemplaire, les processus mis en œuvre par les comtes en Champagne pour contrôler zones frontalières et voies de communication. À partir du XIIIe siècle, et plus particulièrement aux XIVe et XVe siècles, la question de ces pôles d’habitat que l’on qualifiait autrefois de »villages désertés« est abordée avec la démonstration, face aux malheurs du temps, d’un désengagement progressif de la part des puissances laïques mais aussi ecclésiastiques, qui conduisent à la redistribution des pouvoirs et du peuplement au sein du terroir.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Valérie Serdon, Rezension von/compte rendu de: Annie Renoux (dir.), Château et pouvoirs en Champagne. Montéflix, un castrum comtal aux portes d’Épernay, Caen (Presses universitaires de Caen) 2018, 455 p., 29 tabl., 201 fig., ISBN 978-2-84133-879-5, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57407