Tiré d’une thèse soutenue en 2017 à Zurich, le livre de Petra Hornung Gablinger présente le résultat de ses recherches minutieuses sur la correspondance échangée entre les époux Paumgartner de 1582 à 1598 à laquelle elle ajoute d’autres lettres des membres de la même famille issus de la génération précédente et de la génération suivante. L’autrice étudie non seulement les manuscrits conservés au Germanisches Nationalmuseum et aux archives municipales de Nuremberg mais également l’édition qu’en a fourni Georg Steinhausen, un des pionniers de l’histoire culturelle de la fin du XIXe siècle, apportant ainsi un regard critique nécessaire sur un recueil de lettres bien connu des historiens de l’époque moderne.
Le titre choisi pour l’ouvrage »Gefühlsmedien« traduit la volonté de croiser les questionnements qui traversent l’histoire des médias et ceux qui ont cours en histoire des émotions. De fait, l’autrice s’interroge à la fois sur la matérialité des lettres, les conditions d’écriture, les possibilités d’échanges, mais également sur la façon dont les émotions y sont exprimées, n’oubliant pas de souligner l’impossibilité de déterminer l’authenticité des sentiments écrits. Elle s’attache à replacer les sources dans leur contexte ponctuant son étude à la fois de considérations plus larges sur l’histoire de la poste ou sur l’histoire matérielle par exemple, de rappels théoriques, mais aussi d’études de cas précises.
L’apport de son travail est multiple. D’une part, son étude montre que la pratique de la correspondance est répandue dans le milieu des marchands et négociants nurembergeois du XVIe siècle, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. De plus, l’usage des lettres est de plus en plus important depuis la fin du Moyen Âge dans un contexte de croissance urbaine, de développement du commerce et d’un besoin grandissant d’informations. Afin d’expliquer le fonctionnement concret des échanges épistolaires, l’autrice décrit le transport des lettres par des messagers connus ou anonymes, la composition des adresses et la régularité de leur distribution. Il est souligné à plusieurs reprises que les femmes jouèrent un rôle important dans la transmission des nouvelles au niveau familial et local, que ce soit par l’écriture de lettres ou par la diffusion de ces dernières dans la famille élargie.
Par ailleurs, elle démontre que les lettres ont été le lieu non seulement de la négociation de relations intrafamiliales mais également de la naissance de nouvelles relations, qui, une fois matérialisées par l’écriture, deviennent réelles. Ainsi, la relation conjugale de Magdalena Behaim et Balthasar Paumgartner naît par les lettres alors même qu’ils sont encore fiancés. Les grandes étapes de la vie comme les mariages et les deuils – dans une moindre mesure, les naissances – sont des moments qui, donnant lieu à une correspondance, permettent ainsi aux relations entre les membres de la famille d’être réaffirmées ou rompues. Une des découvertes de son travail est la grande importance des relations d’alliance entre les beaux-frères, belles-sœurs, beaux-pères, belles-mères, relations en constante renégociation.
L’histoire des médias croise l’histoire des émotions lorsque l’autrice interroge la possibilité pour les lettres d’être des vectrices de l’intime au XVIe siècle. Après avoir rappelé que la distinction privé-public est le plus souvent anachronique pour la période considérée, elle distingue les formulations normées de salutation et d’adieu d’expressions plus intimes en analysant dans le détail leurs variations, leurs répétitions et les hyperboles. Cette attention aux usages de la langue permet de montrer comment ces derniers maintiennent des relations, mais aussi contribuent à les construire. Elle relève avec soin les »mots de l’émotion« (Gefühlswörter, emotives) qui s’éloignent des prescriptions sociales et religieuses et transparaissent lors de décès évoqués avec douleur ou dans des lettres d’amour. Dans ce domaine, l’autrice accorde une place importante aux objets évoqués dans les lettres (textiles, bijoux, cadeaux en tout genre) ou qui accompagnent parfois les lettres (fleurs séchées) et qui lui semblent être davantage des vecteurs d’émotions que les mots eux-mêmes. Plus que les sentiments dont ils sont finalement le véhicules, les cadeaux sont ainsi vus comme des moyens de constituer et de renforcer les relations familiales; ils permettent également aux protagonistes de se donner à voir et d’affirmer ainsi leur existence sociale et leur place dans la famille.
La dernière partie de l’ouvrage, qui constitue une critique de l’édition des lettres par Georg Steinhausen ainsi que de ses écrits sur la correspondance en général, répond à un des desiderata de la recherche. L’historienne replace les articles de Steinhausen dans le contexte d’élaboration de l’histoire culturelle, et plus largement de l’histoire, comme discipline à la fin du XIXe siècle. Elle rappelle à propos que les recherches et les publications de Steinhausen font écho à des événements de sa vie personnelle (fiançailles, perte de son fils) et à ses intérêts (fascination pour la correspondance) et sont à replacer dans les normes de son époque: sa manière de considérer les relations entre les sexes et les femmes est parfois en opposition avec la réalité de l’époque moderne. Ainsi, il dépeint le couple Paumgartner selon les représentations du couple bourgeois qui ont cours à la fin du XIXe siècle, effaçant totalement la contribution de Magdalena au succès économique du couple. L’ouvrage de Petra Hornung Gablinger invite donc à considérer l’édition de Steinhausen avec prudence.
En conclusion, ce livre est le résultat d’un travail sérieux sur une correspondance connue mais peu étudiée dans le détail. Il est possible d’avoir quelques points de désaccord sur quelques éléments particuliers (par exemple sur le fait que l’expression de la douleur face à la perte de l’enfant ne soit pas exprimée de manière genrée) ou de souhaiter davantage d’informations sur quelques points, notamment la place de la religion dans les lettres. Mais c’est un ouvrage remarquable appelé à devenir une référence sur ce sujet.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Stéphanie Chapuis-Després, Rezension von/compte rendu de: Petra Hornung Gablinger, Gefühlsmedien. Das Nürnberger Ehepaar Paumgartner und seine Familienbriefe um 1600, Zürich (Chronos) 2018, 275 S., 8 farb. Abb. (Medienwandel – Medienwechsel – Medienwissen, 39), ISBN 978-3-0340-1434-2, EUR 48,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57461