Le présent volume propose une réflexion historiographique et épistémologique sur la place de la religion dans les processus guerriers. On le sait déjà depuis longtemps, la religion sert de justifications dans la décision de faire la guerre, elle est aussi, d’une manière plus personnelle et intime, un facteur de motivation dans la prise d’armes. Elle permet de comprendre certains comportements de combattants, certaines prises de décision ainsi que le positionnement de différentes institutions. La religion interroge la guerre, et ce livre s’inscrit dans une tradition philosophique aussi bien qu’historique déjà ancienne.
Dirigé par un historien, Harriet Rudolph, deux théologiens Wolfgang Palaver et Dietmar Regensburger, porté par un groupe de recherche de l’université d’Innsbruck, ce livre rassemble douze communications à la croisée de l’histoire (six articles), de la théologie et de la philosophie (six articles). L’approche se veut donc délibérément transversale et s’attache à travailler sur la nature de la confrontation dans un contexte traditionnellement conçu comme un affrontement religieux. L’ensemble des contributions propose ainsi une relecture critique du rôle du religieux dans la définition de certains conflits que la tradition historique a considéré comme des guerres de Religion.
D’un point de vue du contexte historique, les contributions se limitent aux affrontements qui déchirèrent quelques États européens entre le premier tiers du XVe siècle et la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire dans le contexte d’apparition de la Réforme protestante et de la prise de conscience d’une division de la chrétienté occidentale. Ainsi, le livre nous emmène-t-il dans le Saint Empire romain germanique entre la guerre de Smalkalde et la guerre de Trente Ans, en France au cours des guerres de Religion, en Angleterre durant la guerre civile, dans la Confédération helvétique entre la paix de Kappel (1531) et le milieu du XVIIe siècle, autour de Prague lors des premiers soulèvement hussites du XVe siècle.
Les six derniers chapitres, plus théoriques, restent cependant sur une analyse dont les exemples sont pris dans ce même contexte historique, à l’exception d’un excursus dans le champ des affrontements des années 1990 en ex-Yougoslavie. Le choix de cette focale limitée à l’Europe centrale et occidentale entre le XVe et le XVIIe siècle est heureux car il permet d’ancrer la réflexion dans une historiographie précise et dont on trouve un écho dans chaque contexte étudié. Le choix du titre, »The European Wars of Religion«, souligne ce choix comparatiste même si le contenu du livre, sur le plan historique, n’est qu’une suite d’études de cas. Sa principale limite, inhérente à ce choix, est d’individualiser un temps des »guerres de Religion« autour de l’émergence de la Réforme faisant des affrontements médiévaux comme les croisades ou des soulèvements du XVIIIe siècle (Cévennes, Vendée), des événements distincts alors que l’on sait que s’opèrent de profondes liaisons dans ce temps long de l’affrontement religieux.
L’introduction de l’ouvrage que l’on doit à ses trois directeurs pose la question des liens complexes entre violence, religion et État moderne. Projeter un regard contemporain sur une société où la sécularisation des rapports sociaux et politiques ne s’est pas encore faite exige un préalable méthodologique. Pour les directeurs de l’ouvrage, la question du poids du religieux sur l’individu et la société doit être réévaluée selon des catégories bien différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. C’est pour cela qu’ils considèrent comme légitime de questionner de tels affrontements dans leur dimension religieuse malgré leur désignation traditionnelle de conflits religieux. La question du point de vue de l’historien dans le traitement de son sujet n’est pas nouvelle, et ce livre s’inscrit dans une tradition d’histoire critique déjà ancienne, avec cependant comme singularité l’association de l’analyse historique aux enjeux philosophiques et théologiques. L’objet de la première partie du livre est alors de revenir sur une historiographie de ces différents événements afin de questionner leur nature et leur lien avec la foi de leurs acteurs. L’objet de sa deuxième partie est d’évaluer la pertinence des concepts de sécularisation, de sacré, de violences religieuses, ainsi que la pertinence des outils de l’historien, des anthropologues ou des philosophes pour saisir ces événements dans leur singularité.
Pavel Soukup présente la situation en Bohème entre 1419 et 1479, ce que l’on appelle traditionnellement les guerres hussites. Il analyse en détail la rhétorique des partis en présence, celle de la croisade contre les hérétiques pour les catholiques, celle d’une guerre sainte pour les nobles de Bohème qui se comparent alors aux héros de l’Ancien Testament. Chez les Tchèques, se mêle à ce discours un messianisme qui débouche sur des revendications nationales face à l’empereur, face aux armées ennemies composées essentiellement de soldats originaires de terres germaniques, face également au pape.
Pour le cas helvétique, Thomas Lau aborde le sujet au niveau des rapports de force au sein de la Confédération, au niveau des rapports confessionnels entre cantons. Il fait de la paix de Kappel (1531) un fondement instituant un équilibre précaire dans lequel le choix religieux n’est pas le fait de l’individu mais celui du canton. Diverses affaires au XVIIe siècle créent des tensions religieuses, et amènent à une recomposition politique du rapport entre cantons, rejetant le problème dans le domaine du politique.
Philip Benedict aborde le versant français du problème, celui de ces »guerres de Religion« (1562–1598) dont il interroge la pertinence de l’appellation. Dans un itinéraire historiographique du XVIe siècle à nos jours, il montre comment se sont succédé des grilles de lecture dans lesquelles le religieux était loin d’avoir la même importance. La Popelinière côté protestant, Belleforest côté catholique, deux auteurs contemporains des événements, servent de canevas à une lecture qui oppose la question du différend religieux à celle des ambitions nobiliaires comme motivation profonde du conflit. Jacques-Auguste de Thou s’en fait le relais au début du XVIIe siècle et l’inscrit durablement dans l’historiographie du conflit. Les approches récentes sont revenues sur la religion comme motivation du conflit, la questionnant sous l’angle de sa légitimation, sous l’angle de de la violence, sous l’angle des engagements politiques.
Harriet Rudolph revient sur deux archétypes des guerres religieuses en territoire germanique: la guerre de Smalkalde et la guerre de Trente Ans. Opposition à l’empereur, légitimation des États princiers, soutien des institutions ecclésiastiques, justifications des actes par la religion, autant de points communs où les enjeux confessionnels sont mêlés à des intérêts politiques. Charles A. Prior propose un constat similaire pour la situation anglaise au milieu du XVIIe siècle. »Guerre civile«, »Révolution puritaine«, ces évènements mêlent des enjeux très divers que l’auteur résume autour de la notion de »Reformation politics«. Selon l’auteur, le conflit trouve son origine dans le rapport du pouvoir aux questions religieuses, allant dans le sens d’une consolidation de l’État par l’adoption d’une réformation légale.
Enfin, la première partie du livre s’achève par un article plus transversal de Luise Schorn-Schütte sur la question du »droit de résistance«. Elle centre son analyse autour des enjeux impériaux des années 1530-1550, s’appuyant sur les écrits de théologiens, de juristes ou d’hommes d’État. Elle pose la question de la violence contre l’État et donc de l’argument religieux dans ce processus.
William T. Cavanaugh ouvre la partie plus théorique de l’ouvrage en postulant l’impossibilité d’une guerre de Religion dans un temps où la société ne sépare pas le religieux du séculier. La guerre de Religion n’est qu’un mythe, un modèle dont il définit les cadres et qu’il invalide l’un après l’autre à l’aune d’exemples historiques. Il récuse l’idée d’une opposition fondée strictement sur la religion et de la modernisation de l’État comme issue du conflit. S’opposant à une tradition philosophique courant de Hobbes à Rawls, pour lui au contraire, l’affirmation de l’État est la cause des conflits à cette époque et non sa solution, notamment en raison des progrès de la sécularisation conduisant à des transferts de compétences politiques ou économiques, des structures ecclésiastiques aux structures civiles. C’est ce qu’il nomme »Secularization of the Holy«.
Paul Dumouchel et Bruce K. Ward prennent la suite de ce premier article et y font réponse en revenant sur cette question de la sécularisation des sociétés et de son impact sur la violence religieuse. Le premier souligne de quelle manière l’État moderne s’est approprié un droit moral distinguant le bien du mal et s’est autorisé à définir la bonne et mauvaise violence, s’appropriant ainsi la morale religieuse. Le second prend le contre-pied du précédent en postulant que l’État moderne et le processus de sécularisation ne suffisent pas à expliquer la violence à eux seuls. Les trois derniers articles sortent de ce débat et ouvrent davantage la question théorique.
Ralf Miggelbrink aborde la problématique de la division de la chrétienté occidentale par l’émergence des confessions comme origine des violences. Il pose la question d’une violence légitime, la »colère de Dieu«, qu’il met en relation avec les attentes d’une apocalypse. Janez Juhant revient pour sa part sur le conflit en ex-Yougoslavie et notamment ses développements en Bosnie-Herzégovine et propose des grilles de lecture sur le rôle de l’engagement religieux dans ces événements. Enfin, article conclusif, Wolfgang Palaver conteste la lecture classique de la religion comme source initiale de violence, lecture relevant d’un mythe, préférant pour sa part orienter l’analyse sur la question des Églises comme origine des conflits plutôt que sur la foi des fidèles.
Ce livre propose ainsi de passer au crible des enjeux religieux des événements communément admis comme des »guerres de Religion«. Il est à la fois une réflexion historiographique et une réflexion sur les concepts et notions en usage chez les historiens, les philosophes et les théologiens. Comme tel, il postule des interprétations, il donne des clefs de lecture sur l’écriture de l’histoire et il est donc un objet de réflexion épistémologique. Comme tel, il est donc discutable, mais n’en demeure pas moins stimulant pour la réflexion de tout chercheur sur les événements qui déchirèrent l’Europe au temps des réformes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Pierre-Jean Souriac, Rezension von/compte rendu de: Wolfgang Palaver, Harriet Rudolph, Dietmar Regensburger (ed.), The European Wars of Religion. An Interdisciplinary Reassessment of Sources, Interpretations, and Myths, London, New York (Routledge) 2016, 269 p., ISBN 978-1-4724-2711-3, GBP 110,00., in: Francia-Recensio 2018/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57470