L’ouvrage entend étudier – en s’appuyant, entre autres, sur les théories foucaldiennes de la »gouvernementalité« et sur les analyses de Deleuze – l’entrecroisement de trois discours, celui relatif à l'éducation et celui des théâtres vs. des spectacles, ainsi que celui abordant le théâtre comme instrument pédagogique, depuis l’»Émile« de Jean-Jacques Rousseau jusqu’au »Wilhelm Meister« de Johann Wolfgang Goethe. L’auteur remonte aux premières expressions, chez Platon, d’hostilité envers les théâtres, diffusées dans le monde chrétien par Tertullien (»De spectaculis«), puis reprises mêlées de perspectives calvinistes par Rousseau qui oppose le théâtre des villes, les spectacles, celui des salles mais aussi la mise en scène de soi dans la vie quotidienne via la mode, aux fêtes populaires des communautés villageoises dans lesquelles les distinctions entre acteurs et spectateurs s’effacent.
Martin Jörg Schäfer insiste ensuite légitimement sur les Volksaufklärer Johann Heinrich Campe, Johann Heinrich Pestalozzi, Ernst Christian Trapp et Christian Gotthilf Salzmann, qui s’efforcent de donner aux réflexions de Rousseau une consistance de praxis pédagogique et d’inventer un théâtre »régulé«, socialement utile, car leur dette envers les idées de Rousseau ne les empêche nullement de considérer que le théâtre et la théâtralité sont susceptibles de servir ou de desservir les projets d’éducation. Les pédagogues posent ainsi sans cesse la question de la légitimité d’une éducation ludique par le biais du théâtre.
Une des solutions parfois envisagées, par exemple par Campe, pour ne tirer que des bénéfices du théâtre est le théâtre lu et non joué, car l’enfant n’a pas alors à sortir de son propre rôle pour en endosser un »faux«. Un procédé voisin est proposé par les illustrations de Daniel Chodowiecki incluses dans le »Moralisches Elementarbuch« de Salzmann que Schäfer rapproche des »tableaux vivants« de Denis Diderot, non sans souligner que cette »déthéâtralisation« du théâtre va chez Salzmann bien au-delà de ce qu’elle est chez Diderot. Il peut ainsi conclure que »la gouvernementalité pédagogique du XVIIIe siècle combat le théâtre par le discours et par la pratique pour le réguler ensuite subrepticement et le rendre ainsi utile« (p. 273).
L’»Anton Reiser« (1785) de Karl Philipp Moritz, dont le titre est une claire allusion à l’auteur du célèbre pamphlet »Theatromania« (1681), présente la »théâtromanie« comme la conséquence directe d’une insuffisante capacité à se connaître soi-même, elle-même conséquence de circonstances défavorables dans la vie familiale et dans l’éducation reçue. Plusieurs motifs du roman de Moritz marquent des inflexions et des ruptures avec les théories qui en forment l’arrière-plan.
Alors que, dans les écrits des pédagogues, l’éducation permet au sujet de donner à son moi stabilité et autonomie, »Anton Reiser« montre précisément l’inverse, puisque son héros échoue à maîtriser son imagination et à »se trouver«. Au lieu de s’amender face aux spectacles de figures souffrantes du théâtre asservies à leurs passions, Anton »se perd« dans le monde de la fiction au point de prendre ses propres émotions pour des prouesses d’acteur. Cet échec tient au fait que, comme le comédien, il n’imite que l’apparence et demeure étranger au principe qui régit l’affect. Marque de son dilettantisme, cette »perte de soi« dans et par le théâtre est l’exact contraire du but atteint par l’introspecteur du Magazin für Erfahrungsseelenkunde (1783–1793). Son identité personnelle manquant de structure, Anton a besoin d’acquérir par le biais du théâtre la reconnaissance d’autrui – signe de l’inaboutissement de sa formation.
L’auteur revient sur le lien bien connu unissant »Wilhelm Meister« à »Anton Reiser« dont la lecture a conduit Goethe à refondre le projet connu sous le titre de »Wilhelm Meisters theatralische Sendung«. M. J. Schäfer s’appuie en particulier sur les chapitres des »Wanderjahre« qui évoquent une »pädagogische Provinz« dans laquelle des pédagogues reprennent des arguments hostiles au théâtre que Platon prête à Socrate dans la »Politique« ainsi que ceux de la »Lettre à d’Alembert de Rousseau«. Mais ce discours des pédagogues est présenté, en raison de l’échec de Wilhelm, sur un mode réfracté et donc ironique, tout comme l’est dans les »Lehrjahre« la théorie de l’autoformation du moi élaborée par Blumenbach. Pas plus que dans »Anton Reiser«, l’imagination du héros n’est domptée par les programmes des pédagogues.
Dans les »Wanderjahre«, contemporaines des »Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen«, Goethe fait un pas de plus en citant sur un mode parodique des idées du texte de Schiller. Wilhelm n’a pas comme acteur le succès escompté: il n’est ni bon ni mauvais, car il est un »homme sans qualités«, un état que Schäfer rapproche de ce que Schiller appelle »l’état esthétique«, dans lequel, selon Schiller, l’homme est »un zéro« (»eine Null«), un espace blanc ou neutre.
L’idée de mimesis, théorisée par Platon et Aristote, est au cœur de tous les ouvrages pédagogiques étudiés ici, ainsi que des réflexions, et pas seulement théâtrophobes, sur le théâtre. Les pédagogues pensent qu’il faut s’appuyer sur le goût mimétique inné des enfants, en faire une étape dans la formation du moi, mais il faut aussi que cette étape soit dépassée, que l’imitatio soit surmontée en aemulatio, l’objectif demeurant: »Mach mich nach, um zu werden, der du bist!« C’est cette position que radicalise le refus de la mimesis qui est au cœur aussi de l’esthétique de l’autonomie de l’art de Goethe et de Schiller.
Tous les écrits présentés ici se répondent. M. J. Schäfer identifie dans chacun d’eux des indices du caractère définitivement provisoire de toute (auto)-éducation. Mais c’est dans »Anton Reiser« et plus encore dans »Wilhelm Meister« qu’est vraiment thématisée la perspective de l’inaboutissement de la formation du héros, dans laquelle il discerne l’anticipation du »lebenslanges Lernen« du XXIe siècle. Le roman de Goethe, qui montre l’échec de Wilhelm dans un monde de la scène tout orienté vers le succès commercial, lui paraît affirmer plus encore que celui de Moritz que les individus n’ont pas tous leur place dans un tel système. Celui-ci préfigurerait ainsi la brutalité du marché dérégulé du XXIe siècle, dans lequel l’»homme flexible« est condamné à adopter des rôles sans cesse différents, à se mettre lui-même en scène et à apporter la preuve de sa compétence. Cette aptitude est rapprochée de la conception diderotienne du comédien »froid« contrôlant ses affects dans le refus de toute empathie pour le rôle et les affects qu’il met en scène, tout comme de la »fausseté« du comédien tel que Rousseau le voit à l’œuvre dans les stratégies de mise en scène de soi dans la société aristocratique. Les »Lehrjahre« mettent en perspective critique à la fois les réflexions sur l’usage pédagogique du théâtre et les principales théories du XVIIIe siècle sur le jeu théâtral, le jeu »froid« et le jeu »chaud«. Une thèse d’abord un peu déroutante, mais en tout cas féconde.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gérard Laudin, Rezension von/compte rendu de: Martin Jörg Schäfer, Das Theater der Erziehung. Goethes »pädagogische Provinz« und die Vorgeschichten der Theatralisierung von Bildung, Bielefeld (transcript) 2016, 303 S. (Theater, 86), ISBN 978-3-8376-3488-5, EUR 37,99., in: Francia-Recensio 2018/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57472