Publié sous la direction de trois enseignants-chercheurs de l’université Lumière Lyon 2, cet ouvrage collectif se présente comme un hommage à Jacques Poumet, figure majeure de la germanistique de la RDA1 en France. Enseignant-chercheur de civilisation allemande à l’université Lyon 2 de 1972 à 2008, Jacques Poumet a contribué de manière décisive à la connaissance de la RDA puis, depuis 1990, à l’étude des »nouveaux Länder«, faisant le lien entre la recherche sur la RDA, issue de la germanistique, et la nouvelle recherche sur la RDA, venue des sciences sociales. À travers la création de l’Équipe de recherche sur l’Allemagne contemporaine et plus tard du CIERA dont il est membre fondateur, il s’est imposé comme l’un des grands spécialistes de la RDA par ses travaux en civilisation sur les cabarets satiriques et le magazine satirique »Eulenspiegel« (sujet de sa thèse d’État), mais également en littérature et dans le domaine des arts, s’intéressant en particulier à la peinture de la RDA.
La couverture de l’ouvrage reproduit d’ailleurs un des célèbres tableaux du peintre est-allemand Wolfgang Mattheuer (1927–2004), écho parodique à l’œuvre d’Eugène Delacroix »La Liberté guidant le peuple« (1830), dont le titre »Hinter den sieben Bergen«(1973) reprend celui d’un poème, inédit à l’époque, composé par l’artiste en proie au doute au lendemain du printemps de Prague2. Ce tableau semble en parfaite adéquation avec le propos général de l’ouvrage résumé en trois mots-clés: »RDA. Culture – Critique – Crise«. Dans la lignée du »réalisme critique«3 de l’école de Leipzig, l’ouvrage propose en effet, vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, de jeter de »nouveaux regards sur l’Allemagne de l’Est«.
Partant du constat d’une certaine routine qui s’est instaurée après l’essor sans précédent de la recherche sur la RDA dans l’Allemagne réunifiée des années 1990, l’ouvrage propose d’analyser les transformations et l’évolution dans les nouveaux Länder depuis la Wende (Tournant). Mettant à profit le recul historique du quart de siècle écoulé, des chercheurs français et allemands interrogent à la fois l’histoire des idées, la littérature mais également le cinéma et la presse ou encore le domaine politique et économique afin de savoir comment a évolué la crise de la RDA et de ses valeurs depuis la chute du Mur. L’ouvrage se divise ainsi en trois parties relativement équilibrées qui permettent d’aborder les phénomènes observés »aussi bien du point de vue de la culture et des arts, que dans une perspective politique, économique ou sociologique«.
La première partie s’intéresse à la place des intellectuels et de leurs œuvres en RDA et aux relations de ces milieux avec la sphère du pouvoir. Jean-Michel Pouget étudie la réception de Nietzsche et son instrumentalisation à des fins politiques. Anne-Marie Saint-Gilles aborde les limites de la surveillance des écrivains par la Stasi à partir de l’exemple de Günter Grass, écrivain ouest-allemand protégé par sa notoriété. Carola Hähnel-Mesnard montre comment de jeunes auteurs marginalisés en RDA ont su exprimer leur rejet du régime et de la société. Et Anne-Marie Pailhès trouve dans l’autobiographie de Heinz Czechowski un témoignage important de la vie littéraire en Saxe des années 1960 à l’unification.
La littérature de l’après-Tournant est analysée par Anne Lemonnier-Lemieux qui étudie la figure du Berlin réunifié dans le roman de Reinhard Jirgl »Abtrünnig. Roman einer nervösen Zeit« (2005) et par Emmanuelle Aurenche-Beau qui montre comment un autre roman des années 2000, »Machandel« (2014)de Regina Scheer, propose une réflexion sur l’histoire de l’Allemagne depuis le national-socialisme à partir d’un conte des frères Grimm. Sibylle Goepper enfin s’interroge sur l’intégration de deux générations de poètes est-allemands dans l’Allemagne réunifiée tandis que Ralf Zschachlitz montre, dans une perspective d’histoire littéraire, comment s’opère après la Wende la déconstruction de deux mythes fondateurs de la RDA et de la RFA: celui de l’antifascisme chez Hans Joachim Schädlich et celui du Groupe 47 chez W. G. Sebald.
La deuxième partie de l’ouvrage examine un autre aspect classique de l’histoire culturelle de la RDA: les difficultés d’expression des artistes et journalistes. Elle s’interroge aussi sur la transmission aujourd’hui de la mémoire de la RDA. Christian Klein analyse l’histoire d’un film censuré du célèbre réalisateur est-allemand Kurt Maetzig. Dominique Herbet montre, à partir de témoignages contemporains, la marge de manœuvre réduite des rédacteurs en chef et journalistes du quotidien officiel pour la jeunesse »Junge Welt«. Clémence Andreys et Myriam Renaudot étudient l’évolution des relations entre la RDA et la République populaire de Chine (RPC) entre 1949 et 1989 à partir d’une analyse du discours de »Neues Deutschland«. Et Sabine Bastian montre comment la presse satirique, et notamment la revue »Eulenspiegel«, parvient à ménager un espace de liberté pour l’auteur comme pour le lecteur grâce à certains procédés stylistiques.
La manière dont la mémoire de l’Allemagne de l’Est est aujourd’hui retranscrite se lit dans la BD contemporaine et le roman graphique qui offrent une représentation de la RDA variée et nuancée mais jamais angélique ni manichéenne comme l’analyse Hélène Camarade. Jean Mortier aborde cette mémoire par le biais des collections d’art est-allemand de Berlin et du Brandebourg, et dévoile le rôle joué par des universitaires, des galeristes ou des collectionneurs privés. Enfin Heike Baldauf-Quilliatre s’intéresse à la construction d’une identité allemande à partir de l’analyse conversationnelle d’enregistrements de réactions face à la rediffusion de la célèbre émission de la RDA »Sandmännchen«.
La troisième partie s’intéresse aux aspects politiques et économiques de la fin de la RDA et de la période de l’unification afin d’éclairer la transition vers les nouveaux Länder. Hélène Miard-Delacroix revient sur la quête de reconnaissance internationale de l’autre État allemand à travers les visites d’Erich Honecker en RFA en 1987 et à Paris en 1988. Marcel Boldorf analyse les causes de l’effondrement de la RDA et la faillite de son système économique dès les années 1980, tandis que André Steiner consacre son étude à la situation économique de l’année 1990. Hervé Joly montre que, malgré les préjugés, l’Est de l’Allemagne aujourd’hui n’est pas moins industrialisé que d’autres régions. Enfin Michael Hofmann étudie l’évolution des milieux sociaux en Allemagne de l’Est depuis la Wende pour conclure à un déficit d’intégration des perdants de l’unification qui alimente les mouvements d’extrême-droite.
Fruit d’une réflexion plurielle sur la RDA historique et les nouveaux Länder, les contributions rassemblées dans cet ouvrage invitent à poser un nouveau regard sur l’»autre« Allemagne. Certes, un certain nombre de sujets ont déjà été analysés par le passé, mais la relecture des réalités est-allemandes proposée dans le contexte de l’Allemagne unifiée a aussi le mérite de soulever la question des enjeux mémoriels liés au passé de la RDA. L’ouvrage s’inscrit ainsi dans l’exploration nécessaire d’un passé toujours présent.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Hélène Yèche, Rezension von/compte rendu de: Emanuelle Aurenche-Beau, Marcel Boldorf, Ralf Zschachlitz (dir.), RDA: Culture – critique – crise. Nouveaux regards sur l’Allemagne de l’Est, Villeneuve-d’Ascq (Presses universitaires du Septentrion) 2017, 286 p. (Mondes germaniques), ISBN 978-2-7574-1635-8, EUR 28,00., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57491