L’importance des titres et sous-titres et le nombre de pages signalent dès l’abord l’ambition du projet. Un projet qui vient à propos en cette époque où la chute de l’empire soviétique, le déclin de l’Europe, la fin annoncée de l’empire américain et la montée en puissance de blocs géopolitiques autonomes en Asie et ailleurs engendrent un nouvel »ordre du monde« à l’équilibre fragile qui conduit en effet à se poser la question de la naissance et de la mort des empires. Le seul paradigme de l’Empire romain ne suffit plus. L’étude comparative doit être étendue à tous les États depuis qu’ils existent, c’est-à-dire depuis le tournant des troisième et deuxième millénaires avant J. C. Le premier article est consacré aux anciens »empires« orientaux de cette époque, le dernier empire examiné est celui qui est en train de devenir déterminant dans la politique mondiale, la Chine.
L’ouvrage contient soixante contributions rédigées par des spécialistes avérés. Les empires sont classés dans un ordre chronologique, ce qui dénote l’horizon universel de cette histoire de grandes puissances mondiales. Cinq parties: empires anciens (babylonien, hittite, égyptien, perse, grec, etc.), moyenâgeux (byzantin, ottoman, Saint-Empire, aztèque, etc.), modernes (empires coloniaux, mais aussi empire russe et empire des Habsbourg, etc.) et contemporains (Troisième Reich, empire mussolinien, soviétique, américain, etc.), la cinquième partie étant consacrée aux problèmes de définition et d’image. Pratiquement chacun des articles se termine par une conclusion en résumant les acquis, suivie elle-même d’une abondante bibliographie. Le tout est couronné par un index des noms d’une bonne vingtaine de pages. Ouvrage monumental donc, dont la vocation évidente est de devenir un livre de référence.
Il est d’abord un excellent livre de lectures permettant au lecteur ou la lectrice non spécialiste de mieux connaître l’histoire de ces empires qui ont successivement ou concomitamment dominé l’histoire de l’humanité. Mais dans la perspective comparatiste retenue, l’érudition n’est pas là pour elle-même. La figure de l’empire a beaucoup évolué au cours de l’histoire. Dans une sorte de cercle herméneutique, la relation des faits s’accompagne donc toujours d’une réflexion cherchant à mesurer leur conformité à une représentation idéal-typique et contribuant par là même à l’établir. Assez souvent d’ailleurs les titres des articles sont assortis d’un point d’interrogation: a-t-on vraiment affaire à un »empire«?
Les deux éditeurs scientifiques consacrent précisément leur introduction aux critères permettant cette qualification. Ils s’appuient sur des catégories déjà mises en évidence par des auteurs précédents, Herfried Münkler, Jürgen Osterhammel, Hans-Heinrich Nolte, etc., souvent cités en référence au sein même des articles. On ne peut appliquer aux empires les mêmes critères d’intégration et de légitimation qu’aux États-nations, forme politique qui s’est imposée un peu partout au cours des deux derniers siècles entraînant, notamment en Europe, la dislocation d’empires antérieurs.
Les empires portent des traits spécifiques: l’étendue dans l’espace et la durée, les rapports entre le centre et une périphérie aux frontières souvent mouvantes, les formes d’un pouvoir généralement hiérarchique et médiatisé, le rôle des élites militaires ou administratives dans le maintien de la cohésion de l’ensemble, leur homogénéité ou hétérogénéité ethnique, culturelle et juridique, la légitimation qu’ils tirent de leur mission prétendument »universelle« ainsi que l’image qu’il projette hors de leur périmètre, puis celle qu’il conserve dans la culture mémorielle, etc.
La complexité des formes historiques à travers les siècles s’oppose, me semble-t-il, à l’établissement d’un idéal-type reposant sur un nombre relativement limité de critères. Mais le faisceau des caractéristiques relevées permet des comparaisons pertinentes, notamment d’ailleurs quand il s’agit de mettre l’accent sur les différences. Les enseignements que l’on peut tirer de cette histoire des empires s’accroissent à mesure qu’ils se rapprochent dans le temps. Qu’y a-t-il de comparable entre les empires coloniaux créés au XIXe siècle, l’empire des Habsbourg ou celui des tsars largement fondés sur une idéologie chiliastique (chrétienté, Troisième Rome) et les empires totalitaires mussolinien, hitlérien, soviétique du XXe siècle? Certains empires, nous apprend un article, ressortiraient même plus ou moins à la légende, tel l’empire d’Alexandre!
Une histoire des empires se doit de montrer leur genèse et notamment ce moment où se cristallise leur formation (par exemple l’époque d’Auguste dans l’Empire romain). Leur chute est l’autre moment important. L’expansion excessive, qui finit par excéder les moyens politiques et économiques de la métropole, est souvent invoquée, mais elle n’est pas la seule cause. Les empires peuvent imploser, être balayés par un conflit qui les épuise, ce qui a été le cas pour les empires issus du XIXe siècle qui n’ont pas survécu à la »guerre civile européenne« commencée en 1914.
Particulièrement intéressante pour juger notamment des évolutions récentes est la distinction entre empire et hégémonie. L’empire suppose une domination autoritaire qui s’arroge le monopole du pouvoir légal sur tout le territoire (hard power). L’hégémonie est plutôt une sorte d’influence contraignante qui s’impose, y compris par des attraits pacifiques, sociopolitiques (principes démocratiques) ou économiques (soft power), sur des territoires qui conservent une part d’autonomie.
Aucun pays soumis ne pouvait sortir impunément de l’orbite soviétique. La France a pu sortir de l’OTAN sans inconvénient. Le soi-disant empire américain serait donc plutôt une hégémonie, la première hégémonie à dimension globale puisque l’actuelle mondialisation est pour une très large part une américanisation du monde dont l’arme principale reste le capitalisme ou le néolibéralisme. Marcel Gauchet a-t-il raison quand il prétend dans le dernier volume de sa tétralogie»L’avènement de la démocratie. IV: Le nouveau monde« (Gallimard, 2017), que nous vivons désormais dans un monde »désimpérialisé«? Entrons-nous dans l’ère des hégémonies mondiales, la chinoise succédant bientôt à l’américaine?
Quel est le sort de l’Union européenne dans ce nouveau contexte? Michael Gehler la présente comme un »empire postmoderne«, le premier constitué par la négociation et non par la domination. Elle reste une puissance économique mais le défaut d’intégration politique l’empêche d’être jusqu’à présent une puissance politique mondiale. Sommes-nous voués aux hégémonies ou le multilatéralisme aujourd’hui en recul parviendra-t-il à terme à les contenir? Ou bien ne se conçoit-il lui-même qu’au sein d’une hégémonie?
Le commentateur ne peut rendre compte de toute la richesse des connaissances, des analyses et des réflexions suggestives que contient cet ouvrage. Il mérite de figurer dans toute bibliothèque historique digne de ce nom.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilbert Merlio, Rezension von/compte rendu de: Michael Gehler, Robert Rollinger (Hg.), unter Mitarbeit von Sabine Fick und Simone Pittl, Imperien und Reiche in der Weltgeschichte. Epochenübergreifende und globalhistorische Vergleiche. Teil 1.: Imperien des Altertums, mittelalterliche und frühneuzeitliche Imperien, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag); Teil 2.: Neuzeitliche Imperien, zeitgeschichtliche Imperien, Imperien in Theorie, Geist, Wissenschaft, Recht und Architektur, Wahrnehmung und Vermittlung, IX–815 S.; IX–817–1762 S., ISBN 978-3-447-06567-2, EUR 198,00., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57505