Avec onze contributions individuelles présentant chacune leur propre bibliographie, une introduction conséquente rédigée par les trois directeurs d’ouvrage et un index, cet ouvrage balaie plus d’un siècle d’historiographie nordique avec un œil critique. Il démonte les mécanismes du nationalisme méthodologique en montrant qu’il a un impact déformant sur l’analyse historique. Mais il n’épouse pas le point de vue selon lequel seule la »globalisation« apporterait les clés de compréhension de l’histoire contemporaine. L’introduction met au contraire en garde contre les simplismes en soulignant que si l’espace nordique est un bon terrain pour une analyse globale, il oblige à prendre en compte l’échelle nationale dans la mesure où celle-ci est constitutive de l’approche transnationale.
Cette dialectique constitue le cœur de la démonstration d’autant que l’historiographie est une excellente illustration de cette thèse, les historiens nordiques ayant constitué très tôt des réseaux internationaux, tout en défendant une conception ethnocentrique de leur discipline. La démarche adoptée par les auteurs s’inscrit dans ce qu’ils appellent le »transnationalisme empirique« qui réfute à la fois le nationalisme méthodologique d’essence positiviste, le postmodernisme du »linguistic turn« et la vision téléologique d’une historiographie progressant vers plus de scientificité en utilisant les cas nationaux comme autant de paradigmes. L’ensemble des articles, classés selon un ordre plus ou moins chronologique, répond à ces attendus généraux.
Pertti Haapala étudie la manière dont Zacharias Topelius (1818–1898) et Väinö Linna (1920–1992), deux romanciers finlandais très populaires, ont développé à un siècle d’intervalle une conception de l’histoire dans laquelle, au-delà de leurs divergences idéologiques et sociales, la notion centrale était l’idée de nation. Il montre que leur succès est dû à leur talent, mais aussi au fait qu’ils ont répondu aux attentes de leurs contemporains.
Ingi Sigurðsson analyse l’impact des idées de N. F. S. Grundtvig, le fondateur des universités populaires au Danemark, sur l’historiographie islandaise. Il montre que les séjours des historiens nationalistes islandais du XIXe siècle au Danemark ont influencé leur façon d’écrire le roman national et leur zèle à développer l’enseignement de l’histoire dans leur pays. Comme leur modèle, ils voient en effet dans la pratique de leur discipline un moyen de renforcer la cohésion nationale.
Kristín Bragadóttir souligne que le scandinavisme a eu au XIXe siècle un effet stimulant sur l’historiographie nationaliste car le mouvement reposait sur un romantisme exaltant »l’âme des peuples«. En fait, ses promoteurs y voyaient avant tout une union de nations indépendantes et non un internationalisme niveleur d’identités.
Marja Jalava s’intéresse aux réseaux de quatre historiens du social, deux Norvégiens (Edvard Bull et Halvdan Koht) et deux Finlandais (Gunnar Suolahti et Väinö Voionmaa) qui ont commencé leur carrière au début du XXe siècle. Elle note qu’à cette époque les échanges internationaux se multiplient, mais qu’on assiste aussi à une »globalisation du national«. La discipline historique balance donc entre des approches centrées sur la nation et des considérations plus ouvertes sur le monde. Les travaux de ces historiens restent ainsi marqués par le nationalisme méthodologique alors même qu’ils s’ouvrent à l’universel et animent des associations internationales.
La contribution de Simon Larsson s’attache au cas d’Erik Arup (Danois) et de Lauritz Weibull (Suédois) pères d’un courant historique qu’il qualifie »d’empirisme aristocratique«. »Outsiders« au sein de leur communauté historienne nationale, ils ont de fortes affinités avec l’école méthodique française de Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, avec qui ils considèrent que l’établissement des faits doit précéder l’interprétation. La solidité de leurs liens et leurs emprunts à des auteurs étrangers leur vaut l’opposition d’une partie de leurs pairs sans que leurs œuvres ne bouleversent toutefois les attendus scientifiques de leur temps.
Jon Røyne Kyllingstad étudie les efforts des historiens danois et norvégiens après guerre pour restaurer »l’internationalisme académique« très en vogue avant 1914. Il voit dans leur action une forme d’»internationalisme nationaliste«. De fait, leur volonté de développer des liens internationaux et de mettre au cœur de leur approche l’histoire comparative se double de l’intime conviction qu’ils travaillent pour l’intérêt de leur nation qui reste, envers et contre tout, le sujet majeur de leurs recherches.
Pelle Oliver Larsen évoque les batailles pour des chaires d’histoire aux universités de Copenhague, Aarhus et Uppsala que se livrèrent à la fin des années 1930 le réseau dominé par Erik Arup et les frères Weibull et celui formé par Aage Friis (Danois), Halvdan Koht (Norvégien) et Nils Ahnlund (Suédois). Il montre que la fidélité à chaque groupe d’influence dépassait les frontières et reposait sur l’échange de services autant que sur les convictions intellectuelles.
Petteri Norring compare la manière dont deux grands historiens nordiques du XXe siècle, Eli F. Heckscher (Suédois) et Eino Jutikkala (Finlandais), concevaient la périodisation. Il souligne qu’en ayant choisi d’abandonner l’histoire politique pour l’histoire économique et sociale, ils ont privilégié des approches du temps historique plus complexes, inspirées de modèles étrangers qui leur ont permis de miner les traditions disciplinaires rivales tout en conservant leur nationalisme méthodologique initial.
Henrik Åström Elmersjö s’intéresse aux associations Norden qui ont cherché dès les années 1930 à réviser les manuels d’histoire afin d’éduquer les masses à une meilleure compréhension entre les peuples. Cependant les préjugés du nationalisme méthodologique restaient présents, d’où une volonté de ménager les susceptibilités de chaque pays.
Selon Peter Edelberg, les historiens nordiques des années 1960 étaient partie prenante de débats transnationaux sur la méthodologie historique, le rapport aux sources et la place de l’historien dans le processus créatif alors même que la majorité des travaux portait encore sur la construction nationale. L’empirisme critique que pratiquaient sous différentes formes beaucoup d’entre eux et qui constituait une réponse à l’historiographie marxiste, elle-même en plein renouvellement, convainquit Michel Foucault, alors en poste à Uppsala, de partir sous d’autres cieux.
Nous pouvons donc sans problème recommander la lecture de ce livre à tous ceux que passionne l’évolution de l’historiographie aux XIXe et XXe siècles. Dommage seulement que l’article de Mervi Kaarninen sur la difficulté des historiennes à s’imposer dans des communautés dominées par les hommes ne soit pas en phase avec le thème central.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Maurice Carrez, Rezension von/compte rendu de: Pertti Haapala, Marja Jalava, Simon Larsson (ed.), Making Nordic Historiography. Connections, Tensions and Methodology, 1850–1970, New York, Oxford (Berghahn) 2017, VIII–321 p., 1 tabl. (Studies in Historical Cultures), ISBN 978-1-78533-626-3, GBP 92,00., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57514