Dans ce livre publié à partir de sa thèse, Christian Lüdtke s’intéresse à l’historien Hans Delbrück (1848–1929), l’un des publicistes les plus importants de l’Empire allemand et de la république de Weimar1. L’étude porte sur son engagement public et ses effets dans le contexte politique agité de la jeune république. Partant du constat que les contemporains, tout comme les historiens, le désignèrent aussi bien de libéral que de conservateur ou encore de social-démocrate conservateur, Christian Lüdtke défend la thèse selon laquelle Hans Delbrück fit preuve en réalité d’une grande constance dans ses positions politiques, le qualifiant de »conservateur convaincu« (p. 11).
Selon lui, il chercha toujours, que ce fût avant, pendant, ou après la guerre, à combattre ce qu’il appelait le »fanatisme national«, dans une culture politique de plus en plus marquée par la droite radicale, au détriment, entre autres, du conservatisme prussien2. Avec cette étude dépassant le seul cadre biographique, l’auteur veut montrer à partir de l’exemple de Hans Delbrück que les intellectuels eurent des positions beaucoup plus différenciées que ne l’a longtemps laissé penser la dichotomie souvent établie par l’historiographie entre l’extrême droite d’un côté et la gauche libérale de l’autre. Considérant par ailleurs les intellectuels comme de véritables indicateurs des mutations de l’espace public weimarien, il cherche à appréhender ces dernières en interrogeant les possibilités d’influence et les cultures politiques, la question étant de savoir dans quelle mesure les alternatives proposées par Hans Delbrück eurent un effet stabilisateur sur la jeune république.
Ce livre est écrit principalement à partir des dossiers personnels et des publications de l’auteur étudié. En plus de l’introduction et de la conclusion, l’ouvrage se compose de quatre parties. La première, très courte, se situe en amont de la période weimarienne, présentant les positions politiques de Hans Delbrück avant et pendant la guerre. Le cadre chronologique des trois autres parties s’étend de 1919 jusqu’à sa mort en 1929. Elles portent chacune sur une des questions qui ont été centrales dans son engagement: l’établissement de la république, la »culpabilité de guerre«, et la défaite de 1918.
Après un rapide tour d’horizon sur la période wilhelmienne et la guerre, duquel il ressort que Hans Delbrück était un conservateur hostile à toute idée d’hégémonie allemande, Christian Lüdtke s’intéresse aux grandes lignes politiques que l’historien envisageait pour la république de Weimar. Sans être pacifiste, il prônait une entente entre les peuples et défendait une politique extérieure modérée, convaincu qu’il existait une véritable unité culturelle et intellectuelle entre les pays occidentaux.
Sur le plan intérieur, il était un »républicain de raison«. Certes, attaché au constitutionnalisme prusso-allemand, il chercha à introduire des réformes conservatrices, allant notamment dans le sens d’un renforcement de l’exécutif; mais il ne remit jamais en cause la république. Il la défendit par pragmatisme, la considérant comme une nécessité historique et se concevant selon la tradition prussienne comme un serviteur de l’État, indépendamment de sa forme politique. C’est pourquoi il tenta d’en faciliter l’acceptation par la population qui, dans sa majorité, n’avait pas souhaité l’effondrement de la monarchie, et combattit pour que fussent maintenus certains de ses symboles. Il s’engagea par exemple en faveur du retour du Kronprinz Wilhelm von Preußen.
Dans le débat sur la »culpabilité de guerre«, Christian Lüdtke montre que Hans Delbrück adopta une position nationale: s’il reconnut des torts au gouvernement wilhelmien, il contesta l’idée selon laquelle l’Allemagne aurait été coupable du déclenchement de la guerre voire l’aurait déclarée pour servir des objectifs de conquête; tout en défendant la thèse d’une responsabilité partagée entre les puissances, il rejeta la faute surtout sur la Russie et, avec le temps, aussi sur la France, déclarant que toutes deux auraient été animées par des ambitions belliqueuses. Convaincu de l’absence de culpabilité de l’Allemagne, il espérait obtenir une révision du traité de Versailles. C’est à cette fin qu’il travailla en tant qu’expert avec les instances officielles et qu’il donna une dimension internationale au débat par les discussions publiques et privées qu’il mena avec des intellectuels français, britanniques et américains. En défendant ces idées dans l’espace public, son objectif était aussi de créer un consensus en Allemagne pour consolider de l’intérieur la république. Il voulait notamment éviter que les républicains rejetassent l’entière culpabilité sur le gouvernement allemand d’avant-guerre et donnassent ainsi du grain à moudre à la droite radicale qui leur reprochait d’entretenir ce »mensonge« par simple désir de légitimer la révolution. Ses discours contribuèrent à convaincre ses contemporains, mis à part les communistes, de l’absence de culpabilité de l’Allemagne. Parallèlement, en reconnaissant que le gouvernement allemand d’avant-guerre avait aussi commis des erreurs, il se distinguait de la droite radicale et joua un rôle stabilisateur malgré sa position nationale.
En ce qui concerne les débats sur la défaite, Christian Lüdtke montre comment Hans Delbrück, spécialiste d’histoire militaire, combattit fermement la »légende du coup de poignard dans le dos«, s’attirant ainsi la sympathie de la gauche modérée. Il était en effet convaincu que l’agitation révolutionnaire n’avait eu que très peu d’influence sur la défaite et que les principaux responsables étaient les militaires. Au-delà de leurs erreurs stratégiques, il leur reprochait d’avoir refusé toute paix de compromis pendant la guerre. Si Hans Delbrück ne parvint pas à déconstruire réellement cette légende dans une culture politique qui en était très imprégnée, il contribua fortement à discréditer l’autorité politique d’Erich Ludendorff. Il publia notamment une brochure à son sujet qui, par son ton particulièrement acerbe et typique de la culture politique de Weimar, eut un grand écho.
Ce travail ambitieux étudie de façon très convaincante la question des cultures politiques weimariennes à travers une approche d’histoire intellectuelle complexe, analysant les contenus véhiculés ainsi que leur contexte de production, de diffusion et de réception, sans jamais sacrifier à la clarté ni à l’intérêt du propos. En présentant la diversité des moyens et des lieux d’action de Hans Delbrück (presse de tout bord, associations, radio, expertise dans des procès, etc.), l’étendue de son réseau (journalistes, hommes politiques, historiens, etc.), les raisons de son engagement et les réactions en chaîne que suscitèrent ses interventions, Christian Lüdtke donne à voir les dynamiques de l’espace public weimarien. Celui-ci était marqué par la violence et la polarisation croissante des débats, avec une droite radicale particulièrement offensive et une gauche modérée en permanence sur la défensive.
Si l’auteur estime que les discours de Hans Delbrück, qui constituèrent une alternative modérée couronnée parfois de succès, offraient de réelles chances de réussite à la république de Weimar, permettant d’en faciliter l’acceptation par la population, il souligne qu’ils furent souvent trop isolés pour représenter un réel contrepoids face à la droite radicale plus puissante et mieux organisée, et dont l’agitation faisait bien plus appel que chez lui aux sentiments qu’à la raison.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Lise Galand, Rezension von/compte rendu de: Christian Lüdtke, Hans Delbrück und Weimar. Für eine konservative Republik – gegen Kriegsschuldlüge und Dolchstoßlegende, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2018, 432 S (Schriftenreihe der Historischen Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 99), ISBN 978-3-525-37063-6, EUR 70,00., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57564