L’épais ouvrage – 533 pages – qui s’intitule »Au-delà de l’État racial, repensez l’Allemagne nazie« a un objectif clair: amender, mettre à jour et critiquer l’ouvrage qui a posé, voilà maintenant presque trente ans, les fondements d’une lecture du IIIe Reich à travers l’optique d’un racialisme d’État scientifique et biologique: celui de Michael Burleigh et Wolfgang Wippermann, »The Racial State« (1991). Le volume est la publication d’une conférence tenue en octobre 2009 aux États-Unis; elle réunit un nombre impressionnant de chercheurs, parmi la fine fleur des historiennes et historiens anglo-saxons et allemands, comme Jürgen Matthaüs, Michael Wildt, Frank Bajohr ou Nicholas Stargardt. Pas de Français, et pour (plusieurs) raisons dont la principale est que le concept d’»État racial« a très peu été reçu dans la recherche hexagonale et lorsqu’il l’est, c’est peut-être plutôt dans la sphère des post-colonial studies et de l’étude des régimes d’apartheid, que dans celle de l’histoire du régime nazi.
L’ouvrage reconnaît sans ambages l’apport essentiel du livre de 1991, mais cherche à l’amender sur plusieurs aspects essentiels. Cette critique se fait par une mise en doute de la cohérence du modèle explicatif de l’État racial, sur plusieurs aspects fondamentaux qui ne manqueront pas d’intéresser les lecteurs français. En effet, les 19 chercheurs réunis font voler en éclat plusieurs idées, qui ont été, avec le temps, considérées comme des évidences: la première tiendrait à la cohérence de l’idéologie nazie autour de la notion de race; la seconde à l’idée que ce terme central du régime justement, la »race«, aurait un contenu scientifique et biologique fort, qui rattacherait, finalement, le nazisme à une funeste modernité scientifique; la troisième idée montrerait l’implication massive des experts scientifiques dans la genèse du génocide; la quatrième l’importance des catégories biologiques dans l’antisémitisme; enfin, la conséquence directe et visible de ces idées serait le génocide et les politiques de destruction.
Il y a là des questions d’envergure, et dans chacun des cas, les auteurs, avec une grande cohérence, s’emploient à remettre en cause une vision trop monolithique, que ce soit en comparant le régime nazi avec d’autres types de régimes »raciaux« – à d’autres époques ou sur d’autres territoires (c’est l’objet du premier chapitre) – ou en faisant une analyse interne du régime, que ce soit à l’aide de l’histoire culturelle, de l’histoire du quotidien, de la sémiologie, de l’histoire sociale ou politique. Il est difficile face à un tel ouvrage, de résumer le foisonnement des idées, mais on peut retenir plusieurs conclusions fondamentales de ce livre, qui sonne comme un manifeste de complexification de notre vision du nazisme, et se fonde, avec brio, sur une connaissance intime de 75 ans d’historiographie.
Tout d’abord, le livre questionne le terme même de »race«, si on entend par-là une construction scientifique cohérente et efficace. Il y eut bien une tentative scientifique de définir la »race« de manière biologique. Mais celle-ci se solda, souvent, par un échec: échec dans la capacité à conquérir, si l’on veut dire, l’ensemble des significations entendues sous ce terme; échec relatif à prescrire des pratiques et à créer une société constituée sous sa houlette. Un exemple parmi les dizaines que donnent l’ouvrage: même une organisation aussi radicale que la SS ne voyait pas d’un œil si négatif les relations hétérosexuelles des soldats allemands avec les femmes des pays de l’Europe occupée, car celles-ci, même si elles remettaient en cause l’idéologie raciale, étaient une démonstration de force masculine et guerrière (p. 474). Le vernis racial craquait sous une domination genrée bien plus traditionnelle.
Le livre ne s’attaque pas qu’aux effets supposés de l’idéologie raciale: il décortique la nature même de la notion. Et celle-ci, défendent plusieurs auteurs dans l’ouvrage, était loin d’être une catégorie scientifique et biologique. Dan Stone n’hésite ainsi pas à conclure que le caractère scientifique – ou plus exactement pseudo-scientifique – du terme de race n’a jamais réussi à complètement recouvrir une vision beaucoup plus mystique du même terme: »la race est simplement l’un des termes – exprimé d’une manière plus ou moins scientifique selon le contexte – qui a contribué à maintenir et développer les stéréotypes nationaux« (p. 191), écrit-il. Le terme de »Volk« (peuple) – quel que soit son contenu »ethnique« ou pseudo-scientifique, est toujours resté un concurrent essentiel du terme de »race«. De ce point de vue, Mark Roseman défend l’idée que le terme de »race« avait avant tout des fonctions »rhétoriques« (p. 52) et de nombreux chercheurs appellent à une analyse de cette rhétorique, plutôt qu’à une essentialisation de ses effets sur la société.
Le deuxième volet argumentaire concerne la place des universitaires et autres experts scientifiques dans l’appareil d’État et leur influence dans les politiques de massacres. Le constat est, dans cette sphère, peut-être le plus assumé: s’il y a eu une tentative, par certains experts, de définir de manière scientifique la »race«, non seulement cette tentative avait une généalogie européenne et coloniale, non seulement il existait des débats au sein même des scientifiques sur cette démarche pseudo-rationnelle de définition anthropologique des caractères raciaux, mais surtout, selon les sphères de pouvoir et les politiques de destruction, l’impact de ces scientifiques fut parfois quasiment nul. Pour le dire autrement, les autorités n’avaient pas besoin des experts pour tenir un discours pseudo-scientifique. Dans ce cadre, les auteurs livrent un constat différencié, montrant que si l’importance de certains scientifiques fut grande dans le cas des massacres des »handicapés« ou des Roms, elle fut souvent beaucoup plus négligeable dans la destruction des juifs d’Europe (p. 168).
L’antisémitisme occupe une place à part dans le volume, ce qui est évidemment compréhensible, tant il constituait l’axe rhétorique central du régime national-socialiste. Les auteurs montrent ici l’importance du discours pseudo-scientifique sur la pseudo »race juive«. De très bonnes pages insistent sur la différence essentielle de l’antisémitisme face à d’autres formes de racismes: l’impossibilité de construire une société autour de la »color-line« comme dans les autres régimes d’apartheid américains ou sud-africains (p. 130) était liée à l’impossibilité de reconnaître les soi-disant »ennemis intérieurs« juifs, car ils étaient »invisibles«. L’émancipation et l’assimilation des Juifs les avaient constitués, dans l’imaginaire nazi, comme une terrible menace (p. 136).
On le voit, l’ouvrage, tout en conservant les apports essentiels du livre de Burleigh et Wippermann, ainsi que des nombreuses recherches qui ont suivi, corrigent un certain nombre de tropismes, ouvrant de nouvelles perspectives très intéressantes: non, il n’y avait pas besoin d’un »racisme scientifique« pour commettre un meurtre à caractère racial (p. 112); oui, l’antisémitisme nazi reposait encore beaucoup sur l’antijudaïsme religieux, plutôt que sur une vision scientifique (p. 283); non, il n’existait pas »une application systématique d’un ensemble de croyance idéologique stable«, n’en déplaise à une interprétation intentionnaliste qui semble »désespérément inadéquate« (p. 217). Enfin, en dehors de certaines sphères de l’État dont la fonction était de construire l’antisémitisme et le racialisme, il est possible de voir que le nazisme reposait sur des formes de domination bien plus traditionnelles, et poursuivait des buts comme le contrôle et la consolidation de sa sphère d’intérêt (p. 84).
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Nicolas Patin, Rezension von/compte rendu de: Devin O. Pendas, Mark Roseman, Richard F. Wetzell (Hg.), Beyond the Racial State. Rethinking Nazi Germany, Cambridge (Cambridge University Press) 2017, XII–533 p. (Publications of the German Historical Institute), ISBN 978-1-316-61699-4, GBP 26,99., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57566