Comment un espace public visuel (»visuelle Öffentlichkeit«) a-t-il émergé au XXe siècle? Qui sont les protagonistes qui en sont à l’origine? Ce sont les deux questions centrales. Pour comprendre comment la photographie a participé à la création de cet espace public visuel au XXe siècle, c’est-à-dire une sphère publique également formée par la circulation des images (p. 14), l’auteure démontre de façon convaincante qu’il ne suffit pas de regarder les images.
La question serait plutôt de savoir qui a placé où, quand et avec quels objectifs certaines photographies et quels ont été les critères de selection, d’oubli ou de censure d’une photographie en particulier (p. 8). Ainsi, Vowinckel traite des hommes et des femmes qui ont été les agents (Agenten) des photographies, c’est-à-dire les photographes et les éditeurs et éditrices visuels (Bildredakteure), qui font en sorte que les images en elles-mêmes puissent produire leurs effets (p. 28).
Le livre est organisé en cinq chapitres. Après l’introduction, l'auteure fournit un aperçu de l'émergence d'un espace public visuel global à partir des années 1920. Selon Vowinckel, la circulation globale des images a été rendu possible à la fois par l’expansion des agences de presse, qui se sont répandues comme une toile d'araignée partout dans le monde (p. 54), mais aussi par les développements technologiques comme la similigravure et la dissémination des appareils photos de petit format (p. 55sq.). Bien que le service d'images de l’Associated Press (AP) ne fut pas le premier (il a été fondé en 1927), il joue un rôle central dans ce chapitre, car, grâce à son infrastructure technique, l’AP a dominé le marché des images à partir de 1935 pour les décennies suivantes. Le rôle de l’AP reste tout aussi essentiel dans les chapitres suivants. Ce n’est pas étonnant puisque l’AP, contrairement à d'autres agences de presse et d’images anciennes, existe encore et dispose d’archives, accessibles aux chercheurs.
Le troisième chapitre est consacré aux photojournalistes et éditeurs visuels comme groupes professionnels, développés parallèlement au genre du photoreportage à partir des années 1920. Vowinckel dessine pour chaque groupe un type idéal: alors qu’un photojournaliste est plutôt de sexe masculin, célibataire, aimant voyager et prêt à prendre des risques (p. 107), le type idéal de rédacteur d’image est plus vague. Vowinckel considère les éditeurs visuels comme étant de bons communicants, plus intellectuels que les photojournalistes. Ils sont parfois des promoteurs et mentors de photojournalistes, mais sont également impopulaires auprès de ceux-ci, puisqu’ils ont la responsabilité de réduire la quantité des images dans les rédactions. En règle générale, il n’existe que peu d’informations sur les éditeurs visuels, signe que leur influence sur la formation de l’espace public visuel était jusqu’alors massivement sous-estimée (p. 139).
Si le troisième chapitre s’intéresse plutôt au contexte professionnel dans les organisations privées, le quatrième chapitre traite des photographes et de la photographie au service de l’État. Selon Vowinckel, une grande partie des photographies montrées publiquement au cours du XXe siècle ont été produites au nom de l’État (p. 141). Sans grande surprise, la plupart de ces projets photographiques des États, militaires ou civils, ont pour but de montrer l’État sous son meilleur jour, à une exception près: le projet photographique de la Farm Security Administration (FSA) pendant le New Deal aux États-Unis. Les photographes au service de la FSA ont été chargés de documenter des griefs sociaux (p. 267).
Le cinquième chapitre nous renseigne sur trois mesures de contrôle et d’usage des images: la censure photographique, la critique éthique du photojournalisme et la production de la photographie pour produire l’évidence. En comparaison avec des autres sujets de censure comme les romans, les pièces de théâtre ou les films, la photographie du XXe siècle n’a connu que très peu la censure – sauf dans le domaine militaire – ce qui, selon Vowinckel, démontre que l’efficacité de la photographie a été sous-estimée (p. 287sq.).
Le livre de Vowinckel est conclu par six études de cas. Sur la base de celles-ci, l’auteure montre comment des espaces publics visuels ont pu être créés: le photojournalisme en Afrique du Sud, la subversion photographique en RDA, l’autoreprésentation photographique du fascisme et de l’antifascisme, la concurrence des systèmes photographiques durant la guerre froide, la guerre des images autour de la guerre du Viêt Nam et la représentation photographique des hommes politiques.
Même si ces études de cas sont superficielles, elles mettent en évidence quelques pistes intéressantes pour des recherches postérieures. Par exemple, à propos de la guerre du Viêt Nam, elle soulève des doutes légitimes quant au fait que le récit populaire (c’est-à-dire que les photographes auraient arrêté la guerre par leurs images) reflète fidèlement la complexité réelle de la production et de la diffusion des images (p. 406sq.).
Pour étudier l’agir photographique, l’auteure a consulté une quantité impressionnante de sources et d’archives diverses: de papiers personnels de photographes et d’éditeurs visuels à des textes autobiographiques, en passant par des interviews, mais aussi des dossiers d’agences de presse et photographiques, notamment de l’AP à New York. De plus, puisqu’une grande partie du livre est consacré aux photographes au service de l’État, Vowinckel a aussi dépouillé des archives gouvernementales comme le Bundesarchiv à Coblence ou les National Archives à Washington D. C.
Bien que Vowinckel se soit rendue dans les archives de différentes régions du monde, la plupart des agents d’images cités dans le livre sont des Américains et des Européens dont les photographies ont eu et ont toujours une influence globale. Les photographes et les éditeurs visuels locaux ou régionaux, mais aussi africains ou asiatiques, sont sous-représentés, comme l’admet Annette Vowinckel (p. 28–29), et j'ajouterais aussi les Français et plus généralement francophones. Il en est de même pour la littérature scientifique consultée.
De plus, les études de cas et d’autres passages dans différents chapitres sont parfois assez superficiels comme par exemple les remarques sur le copyright photographique et le droit à l’image (p. 289sq.). Cependant, ces omissions sont compréhensibles compte tenu de la largesse thématique et de la situation archivistique parfois difficile. Le livre est une grande réalisation puisqu’il nous oriente vers des objets de recherche souvent oubliés par les historiens et historiennes, notamment les éditeurs visuels et les photographes au service de l’État. De plus, le livre propose beaucoup de pistes pour des recherches ultérieures.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Philipp Schulte, Rezension von/compte rendu de: Annette Vowinckel, Agenten der Bilder. Fotografisches Handeln im 20. Jahrhundert, Göttingen (Wallstein) 2016, 480 S., 164 Abb. (Visual History. Bilder und Bildpraxen in der Geschichte, 2), ISBN 978-3-8353-1926-4, EUR 34,90., in: Francia-Recensio 2018/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.4.57576