»Jacques Le Goff. L’Italie et l’histoire« rassemble les actes du colloque tenu en juin 2015 à l’École française de Rome sous la direction de Étienne Anheim, Massimo Miglio et Catherine Virlouvet. L’ouvrage s’insère dans la liste déjà longue des hommages rendus au grand historien, mort en 2014, mais adopte un angle d’étude original, celui des nombreux liens qu’il avait tissés avec l’Italie. Ainsi, l’ouvrage s’ouvre par une contribution sur l’art du récit de Jacques Le Goff, avant de s’intéresser à la place qu’il tenait dans l’espace public italien. S’ensuivent plusieurs articles sur son activité plus spécifique de chercheur autour de ses thèmes de prédilection, la ville, le purgatoire, la »discontinuité« en histoire, l’anthropologie historique mais aussi sur les relations professionnelles et amicales qu’il entretenait avec ses éditeurs italiens. L’étude se clôt sur un panorama de la diffusion et de la traduction de ses ouvrages dans le monde et plus spécifiquement en Italie.
C’est tout d’abord en véritable amoureux de l’Italie que Jacques Le Goff est présenté. Ses origines ligures sont plusieurs fois rappelées, ainsi que sa maîtrise de la langue, mais aussi sa passion particulière pour Rome et l’Émilie-Romagne, alimentée par son séjour formateur à l’École française de Rome et ses nombreux voyages en Italie. Les auteurs insistent sur une relation presque charnelle, à travers l’amour de la gastronomie, parfois la plus rustique, et le besoin de »ressentir« l’atmosphère et de vivre l’Italie, surtout celle des villes qu’il aimait découvrir et arpenter.
Cette passion italienne avait permis à Jacques Le Goff de tisser un vaste réseau dans la péninsule, tant professionnel qu’amical. Les auteurs insistent tous sur les liens privilégiés que Le Goff entretenait non seulement avec les nombreux chercheurs italiens, collègues et disciples, mais aussi avec les éditeurs, et particulièrement les maisons Laterza et Einaudi. Au-delà de la relation professionnelle, ce sont la simplicité et la générosité de l’historien qui sont reconnues, permettant la naissance de véritables amitiés. L’utilisation de ces réseaux internationaux tant au sein des projets de recherche personnels qu’au service des projets proposés par les maisons d’édition italiennes est spécialement analysée et saluée avec bonheur. À ce titre la contribution de Sylvain Piron, soulignant l’importance des collaborations internationales au sein de l’enquête menée par Jacques Le Goff sur les ordres mendiants, est particulièrement éclairante, tout comme celle de Giuseppe Laterza, rappelant le réseau d’amitiés professionnelles que Le Goff avait su activer pour le projet de »Fare l’Europa«.
Au sein de la recherche historique, c’est bien évidemment la rupture sur laquelle insiste l’ouvrage. C’est à travers Jacques Le Goff que le courant des »Annales« et la Nouvelle Histoire s’imposent réellement en Italie dans les années 1980. Dès lors les auteurs insistent avec bonheur sur la rupture que constitue l’introduction de l’anthropologie historique dans la péninsule, bien plus brutale qu’en France face à une historiographie restée trop souvent académique et régionaliste. Dans ce contexte, certaines contributions, et notamment celles de Chiara Frugoni, Jérôme Braschet et Jean-Claude Maire Vigueur, n’hésitent pas à revenir sur les contestations, fondées ou non, que connut Le Goff dans la péninsule, permettant ainsi à l’ouvrage de ne pas tomber dans le piège hagiographique.
Les grands thèmes chers à Jacques Le Goff sont passés en revue et notamment la naissance du Purgatoire et son lien avec l’émergence du macabre, les villes comme cadre de l’essor des nouvelles pratiques et mentalités, l’argent et son imaginaire, enfin la place des discontinuités temporelles. Cependant, si la plupart des analyses se révèlent intéressantes voir brillantes, force est de constater que beaucoup font l’économie de traiter ces thèmes dans une perspective italienne, ce qui pose évidemment problème pour un colloque dédié à ce thème.
Ceux qui se prêtent à l’exercice, comme Sylvain Piron et Jean-Claude Maire Vigueur, concluent de manière surprenante à la très faible production d’études spécifiquement italiennes, mis à part son célèbre chapitre de la »Storia d’Italia« commandé par la maison Einaudi. Dès lors l’ouvrage a l’intérêt de relever ce paradoxe: alors que Jacques Le Goff s’est peu consacré à une histoire spécifiquement italienne, il connut un succès immense dans la péninsule, où tous ses livres furent rapidement traduits et où les commandes des maisons éditrices furent sans doute plus nombreuses que leurs homologues français.
L’ouvrage cherche la clef de ce succès autant dans la puissance intellectuelle, dans la rupture incarnée par l’anthropologie historique que dans l’art du récit de Jacques Le Goff. Le souci pédagogique, la volonté de s’adresser au plus grand nombre et non aux seuls spécialistes sont reconnus par tous les auteurs, servis par un art du récit dont Jacques Revel et Patrick Boucheron expliquent le succès: celui d’allier la simplicité et le dynamisme de la prose sans jamais céder aux exigences dramatiques du roman, décidant en somme de partager le temps de la recherche historique avec le lecteur.
Ce succès lui permit de sortir de la seule sphère de l’Histoire, pour devenir un véritable homme public dans la péninsule. André Vauchez dépeint cette stature d’intellectuel libéral, athée sans être anticlérical et surtout profondément moral, qui lui permit de défendre ses opinions généreuses, humanistes et profondément proeuropéennes. À sa suite, les auteurs rappellent ses nombreuses contributions dans les médias italiens du centre et de gauche, mais aussi auprès du plus jeune public, au travers de publications pédagogiques destinées aux enfants. Daniela Romagnoli clôt ainsi l’ouvrage par une belle contribution rappelant que l’Europe expliquée aux enfants connut non seulement des éditions italiennes mais aussi régionales, soulignant ainsi combien Jacques Le Goff fut proche du cœur de l’Italie.
Au final, on pourra regretter que l’ouvrage ne porte pas plus spécifiquement sur les relations entre Le Goff et l’Italie, la moitié des contributions sortant ainsi du cadre du thème annoncé. Conséquence de ce manquement, on peine à saisir à la lecture le véritable rôle que tint l’Italie au sein de la pensée legoffienne, son influence sur le grand historien et son cheminement. Pourtant André Vauchez, dès le début de l’ouvrage, avait pressenti une relation riche de sens, tant le Moyen Âge italien, celui des villes, des marchands, des hommes de loi représentait le Moyen Âge dynamique et optimiste de Jacques Le Goff.
Au-delà de ces critiques, la grande réussite de cet ouvrage tient au refus de se cantonner au seul domaine de la recherche scientifique et du monde universitaire. Au fil des contributions, c’est bien sûr le chercheur, mais aussi le pédagogue, le directeur de publication, le citoyen engagé, l’intellectuel, enfin le maître et l’ami, qui se dévoile à travers le prisme de son rapport à l’Italie. Un portrait multiple et complexe, le chercheur autant que l’homme, dans une démarche que n’aurait sans doute pas renié Jacques Le Goff lui-même, permettant de mieux saisir et comprendre l’historien et son œuvre magistrale.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Fabien Lévy, Rezension von/compte rendu de: Étienne Anheim, Massimo Miglio, Catherine Virlouvet (dir.), avec la collaboration d’Amedeo Feniello, Stéphane Gioanni, Christian Grasso et Isa Lori Sanfilippo, Jacques Le Goff. L’Italia e la storia – L’Italie et l’histoire. Atti del Convegno Internazionale di Studi (Roma, 4–5 giugno 2015), Rome 2018 (École française de Rome), 224 p. (Nuovi studi storici, 137; Collection de l’École française de Rome, 536), ISBN 978-2-7283-1276-4, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59799