Un marchand peut-il être ambassadeur? Le cas d’Anton Meuting, auquel est consacré le présent ouvrage, apporte des éléments de réponse à cette question. Comment un roturier exerçant une activité mercantile, originaire d’une ville marchande de surcroît – Augsbourg –— et donc étranger à la société de cour, a-t-il pu concilier ces identités multiples et s’insérer dans des réseaux et des milieux différents? Cette belle monographie démontre l’intérêt des changements d’échelle pour la reconstitution de connexions et de circulations parfois mondiales.
Il faut en effet saluer ici l’impressionnante moisson d’archives qui forme la base de l’enquête. Outre une documentation très riche collectée à Augsbourg (archives communales, cadastrales, judiciaires, notariales, fiscales et commerciales, archives d’État de Bavière), les auteurs et leurs collaborateurs ont rassemblé une documentation qui éclaire les ramifications des réseaux des Welser (Bamberg) et, évidement des Fugger (fonds de Dillingen), importants donneurs d’ordre de Meuting à partir de 1563. C’est notamment la plongée dans les correspondances liées à la »galaxie« des Fugger qui met à jour la flexibilité de ces réseaux marchands, car les sources montrent que Meuting et son serviteur Renner conservent une relative indépendance vis-à-vis de la firme Fugger, tout en profitant de leur insertion dans le réseau pour acquérir en Espagne une position d’intermédiaire privilégiée entre Augsbourg, la Bavière et la péninsule Ibérique. Ainsi, les fonds de Munich, de Simancas et de Valladolid permettent de croiser les échelles pour, finalement, mettre en lumière les différentes connexions qui caractérisent l’activité de »l’agent ambassadeur«: loin d’être un simple transmetteur, il façonne les relations.
Autour de la personne de l’agent, dont la polyvalence est rappelée en introduction, les auteurs offrent une vue d’ensemble de ce que sont concrètement les relations internationales à la fin du XVIe siècle. Le grand commerce, les intérêts de la couronne d’Espagne, ceux de Philippe II en tant que membre de la maison de Habsbourg, la diplomatie bavaroise, les spécificités de la place d’Augsbourg et la sociologie de ses familles marchandes constituent des échelles d’analyse complémentaires et non des niveaux superposés.
On peut ainsi suivre l’ascension de Meuting, dont une mission diplomatique effectuée pour le duc de Bavière à la cour d’Espagne en 1573 constitue le couronnement (chap. 4): Albert V de Bavière le munit à cet effet de lettres de créance qu’il peut présenter à Philippe II lors d’une audience solennelle. Le secret qui entoure la mission de celui que les contemporains désignent comme »Ambassador« ne fait que rehausser le prestige de ce dernier. Meuting négocie notamment les conditions concrètes du versement d’une pension par Philippe II au fils d’Albert V. Surtout, il est chargé de sonder le roi sur ses intentions à propos d’un projet de mariage entre la fille du duc et le roi Sébastien de Portugal, neveu de Philippe II. Meuting est même chargé d’une négociation secrète qui l’amène à Lisbonne, auprès de la grand-mère du roi. L’échec de cette négociation n’entame pas le prestige de Meuting, que les souverains ibériques chargent de transmettre à Albert V des cadeaux extrêmement précieux lorsqu’il rentre en Bavière. L’analyse des présents diplomatiques éclaire bien la position des agents dans les circulations culturelles, économiques et diplomatiques mais aussi la fonction éminemment politique de ces transferts multiples, ainsi lorsque la reine de Portugal offre à Albert V un coffre d’ivoire qu’elle a elle-même reçu de l’ambassadeur de Ceylan en 1542.
Malgré une deuxième mission aux retombées positives et l’accession au poste envié de facteur du roi d’Espagne à Augsbourg, Meuting évite de peu la faillite, mais subit d’importantes pertes financières. Par ailleurs, il est confronté à une semi-disgrâce puisqu’à partir de 1591, le duc de Bavière ne répond plus à ses lettres, alors qu’il est toujours chargé de commandes diverses à la cour d’Espagne. Pourtant, la palette des activités de Meuting est devenue très large depuis les missions des années 1570. Depuis l’Espagne, centre d’un empire mondial, Meuting se comporte en effet comme un informateur qui peut, par exemple, fournir des »nouvelles inédites« sur les activités des corsaires anglais dans l’Atlantique. Il est également un facteur capable de pourvoir la famille ducale en produits de luxe; on constate notamment l’importance d’articles de soie et des chevaux.
Des transferts se font aussi dans l’autre sens, les souverains ibériques commandant des meubles de fabrication allemande. Meuting agit donc ici comme »intermédiaire culturel«, de même lorsqu’il fait former de jeunes castrats espagnols dans le but de les envoyer à la cour du duc, à Munich. Face à l’étendue des domaines qu’elle couvre, les auteurs se demandent comment caractériser l’activité de Meuting (chap. 5). Est-il un marchand, un diplomate, un expert des »transferts culturels«? Cette question mérite d’être liée à celle de la semi-disgrâce de Meuting: comment expliquer qu’un agent aussi apprécié, en Espagne comme en Bavière, ait pu mourir dans l’indifférence quasi-générale, loin de sa ville d’origine, et sans aucune marque de reconnaissance de la part des princes qu’il avait servis?
Si ni la polyvalence de Meuting, ni l’amplitude de ses réseaux, ne l’ont mis à l’abri de cette infortune, c’est peut-être justement parce que, comme le montrent bien les auteurs, le mélange des genres a tenu l’agent éloigné des marchés les plus lucratifs. En effet, les produits de luxe qu’il a contribué à faire circuler entre Espagne et Bavière étant, en grande partie, des présents diplomatiques, ils ne lui ont rapporté qu’un faible bénéfice financier. Par ailleurs, malgré ses contacts avec la société de cour, il n’a été chargé que de négociations de second plan, et reste peu impliqué, somme toute, dans les affaires d’État.
Enfin, les princes sont de mauvais partenaires en affaires: ils ne règlent leurs commandes que sporadiquement, sans que le salaire de facteur ne compense ces pertes. La position d’agent apparaît ainsi dans toute sa précarité, une fragilité que l’on peut être tenté d’oublier quand on considère à quel point ils sont indispensables aux transferts et négociations culturels, économiques et politiques de l’Europe moderne. Espérer transformer en capital économique le capital social que permettaient d’acquérir les fonctions d’agent, de facteur et d’envoyé s’avère donc, finalement, une illusion.
Ces considérations nous ramènent à la question initiale: peut-on être à la fois marchand et ambassadeur? Dans l’Europe moderne, cela était possible, et cette concordance des rôles s’expliquait par la proximité évidente entre commerce et diplomatie. Néanmoins, elle constituait aussi une anomalie, car la diplomatie, en tant que représentation du prince, était considérée comme le domaine réservé de la noblesse et n’était pas, en tant que telle, censée être rémunératrice sur le plan financier, contrairement au négoce, activité roturière qui, certes, excluait l’accès à la société de cour, mais pouvait permettre une ascension limitée, comme cela fut le cas pour Meuting tant qu’il demeura à Augsbourg. La reconstitution minutieuse du parcours de ce »marchand ambassadeur«, avec toutes ses stations, ses succès et ses échecs, éclaire ainsi de manière très instructive l’histoire de la diplomatie et celle des marchands en faisant clairement ressortir les tensions générées, justement, par la proximité entre ces deux mondes.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Indravati Félicité, Rezension von/compte rendu de: Mark Häberlein, Magdalena Bayreuther (Hg.), Agent und Ambassador. Der Kaufmann Anton Meuting als Vermittler zwischen Bayern und Spanien im Zeitalter Philipps II, Augsburg (Wißner-Verlag) 2013, 256 S. (Documenta Augustana, 23), ISBN 978-3-89639921-2, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59804