L’ouvrage de Edward J. Kolla entend étudier l’impact et les effets – parfois contradictoires et complexes – du principe de la souveraineté populaire (même si cet adjectif ne figure pas dans le titre) sur le droit international pendant la Révolution française, comment l’affirmation de ce principe a provoqué le conflit avec les puissances européennes et enfin comment cette mise en avant a pu être utilisée pour justifier les conquêtes territoriales et les annexions de la période révolutionnaire entre 1789 et 1799. En effet, comme le remarque Edward J. Kolla, ce thème a été en partie – mais sans doute pas autant qu’il l’affirme – négligé par l’historiographie qui a eu tendance à sous-estimer l’impact du temps court de la Révolution française sur le »droit international«.

L’un des points forts de l’ouvrage est la connaissance de l’historiographie anglo-saxonne et française quand de nombreux chercheurs américains ont tendance à faire l’impasse sur les travaux de ce côté-ci de l’Atlantique. On notera néanmoins l’absence parmi les références utilisées de la belle thèse de Virginie Martin sur la diplomatie révolutionnaire soutenue en 2011 à l’université Paris 1, ce qui est fort dommage, car elle aurait pu nuancer certaines analyses de l’auteur. Par ailleurs, si l’historiographie française sur le sujet est citée en notes de bas de page, la présentation introductive des débats et des acquis historiographiques peut laisser le lecteur spécialiste sur sa faim.

Peut-on vraiment écrire que presque tous les historiens de la Révolution française n’ont pas replacé le fameux décret de »fraternité« du 19 novembre 1792 dans son contexte (p. 25)? De même, l’auteur balaye d’un revers de plume (p. 26) l’idée que les théories politiques des Lumières auraient influencé l’action »extérieure« des acteurs de la Révolution française sans vraiment prouver son affirmation, alors que de nombreux travaux ont évoqué les sources de la manière dont les contemporains de 1789 pensaient les relations entre les peuples.

Une discussion de cette idée (erronée selon Kolla) aurait pu renforcer la conviction du lecteur ou de la lectrice qui peut être à bon droit peu convaincu par l’idée que personne n’avait en 1789 de vision un peu construite sur la manière dont la Révolution pouvait (ou non) modifier l’ordre européen. Certes, la manière concrète dont les problèmes provoqués par l’affirmation de la souveraineté nationale dans la sphère »internationale« par les révolutionnaires a été déterminée non par les idées mais par la conjoncture politico-diplomatique et par une certaine inadvertency pour reprendre le terme de l’auteur, cela implique-t-il pour autant que les acteurs contemporains sont entrés en révolution sans aucune idée préalable au sujet de l’ordre européen des princes et des rois? Une discussion de ce point aurait été a minima nécessaire.

Enfin, peut-on écrire que très peu d’historiens se sont intéressés aux complications internationales provoquées par l’affirmation des principes de la souveraineté populaire dans les affaires diplomatiques (p. 27) ou qu’aucune étude générale sur les rapports entre affirmation de la souveraineté populaire et les annexions françaises n’a jamais été entreprise (p. 31)? Il me semble qu’au contraire, de nombreux travaux depuis le début du XXe siècle (dont ceux de Mirkine-Guetzevitch que l’auteur cite d’ailleurs) se sont posés cette question et ont apporté des réponses – certes partielles – qui auraient mérité une discussion introductive plus développée.

Edward Kolla s’appuie sur un corpus varié de sources incluant non seulement les débats d’assemblée, les pamphlets et brochures politiques (qui ont été déjà en partie utilisés par l’historiographie) mais aussi les dépêches diplomatiques (qui l’ont été beaucoup moins). Ainsi, par exemple, l’auteur a utilisé dans son chapitre sur l’affaire d’Avignon les dépêches de Bernis à Montmorin qui sont peu connues. Cette utilisation des archives diplomatiques aurait pu être plus systématique et embrasser des séries complètes ou du moins plus larges que les sondages effectués par l’auteur. Il est vrai que, dans ce cas, le livre aurait été beaucoup plus volumineux et sans doute peu adapté aux contraintes éditoriales actuelles, en particulier dans le monde anglo-saxon qui privilégie les livres resserrés.

L’objet principal de l’ouvrage est résumé par l’auteur (p. 29): son but est de montrer »how France went from impotence, and timidity in the application of the popular sovereignty abroad, to possessing a continental Empire [sous Napoléon] legitimated, even hypocritically, by derivations of that same principle«. La thèse centrale de l’auteur peut donc être ainsi résumée (en la simplifiant considérablement, bien sûr): la proclamation de la souveraineté populaire dans la sphère internationale dans les débuts de la Révolution a provoqué une série de conséquences imprévues et non voulues par les acteurs. Cette affirmation ambiguë (notamment dans les affaires des princes possessionnés d’Alsace et dans celle d’Avignon) et la plupart du temps non pleinement assumée est à l’origine d’un conflit majeur avec le droit des princes et des rois. Par la suite, en appeler à la »volonté du peuple« contre les traités aurait fourni aux révolutionnaires un prétexte ou une base théorique pour justifier les annexions. Elle aurait également justifié la position prise par la France en tant »qu’interprète« des »véritables intérêts« des peuples comme en Belgique où on a manipulé les votes pour la »réunion« à la France au début de 1793. Sous le Directoire, la France a continué de s’appuyer paradoxalement sur la »volonté des peuples« pour légitimer la construction d’un espace »francisé« avec les républiques-sœurs et aboutir la constitution de l’Empire sous Napoléon.

L’ouvrage est divisé en cinq gros chapitres, reprenant grosso modo les articulations chronologiques classiques du sujet, déjà étudié – avec d’autres perspectives et approches – notamment par Jacques Godechot dans la »Grande Nation« (1956) et moi-même dans »Fraternité universelle et intérêt national. Les cosmopolitiques du droit des gens« (1998). Dans un premier chapitre intitulé »Popular Sovereignty and International Law on the Periphery of France«, l’auteur étudie les débats autour de la question corse (en 1789) et celle des princes possessionnés d’Alsace (jusqu’en 1792), dans le deuxième »The Union of Avignon and the Challenges of Self-Determination« poursuit son étude avec l’affaire d’Avignon jusqu’à son annexion au dernier jour de l’Assemblée constituante en septembre 1791. Le troisième chapitre est consacré à la période dans laquelle la question des »pays occupés« – et surtout celle du sort de la Belgique – à la fin de 1792 se trouve au centre des débats. Le quatrième chapitre s’intéresse au sort de la rive gauche du Rhin. Enfin, le cinquième et dernier chapitre est consacré aux républiques sœurs en Batavie, en Suisse et en Italie sous le Directoire.

Edward J. Kolla part de la question de la Corse et de son intégration à la fin de 1789 dans »l’Empire« français comme on l’écrit alors. En effet, contrairement à une légende répandue, la Corse n’a pas été »achetée« par la France à Gènes au XVIIIe siècle. La République a, dans un traité, délégué à la France l’exercice de sa souveraineté et non sa souveraineté elle-même. L’intégration de la Corse à la France à la suite des mouvements révolutionnaires dans l’île posait donc un problème fondamental quant au droit des traités: la »volonté« du peuple corse suffisait-elle à justifier cette intégration? Le même problème se pose avec encore plus d’acuité en Alsace où les princes possessionnés d’Empire protestent contre la suppression envisagée de leurs droits féodaux garantis par des traités. Edward J. Kolla remarque à très juste titre que face à ces problèmes initiaux, les députés n’ont pas répondu en rejetant simplement la validité des traités d’Ancien régime, comme pouvaient le proposer certains journalistes patriotes. Les réactions françaises ont été prudentes, notamment dans l’affaire des princes alsaciens et la prétendue proclamation du »droit des peuples à disposer d’eux-mêmes« par Merlin à la tribune de l’assemblée s’est en réalité accompagnée d’une claire volonté de négocier des indemnités et de ne pas rompre avec le droit existant. L’auteur poursuit en abordant l’affaire d’Avignon, étudiée du point de vue de l’histoire du droit par Jean-Jacques Clère notamment. L’approche d’Edward J. Kolla est un peu différente, en ceci qu’il intègre une étude des correspondances diplomatiques avec Rome. Kolla remarque très justement que l’affaire d’Avignon pose déjà en germe tous les problèmes diplomatiques et juridiques fondamentaux qui se poseront par la suite au sujet des annexions de la France révolutionnaire1. Je ne suis pas convaincu en revanche par l’idée que l’union avec Avignon a donné un prétexte (p. 118) pour justifier des »annexions nouvelles et potentiellement chauvines« comme l’écrit Kolla. Une telle vision me paraît un peu téléologique.

Par la suite, l’auteur insiste particulièrement sur la proclamation du »pouvoir révolutionnaire« le 15 décembre 1792 par Cambon et sur son application en Belgique. Rappelons que le terme »pouvoir révolutionnaire« est utilisé de manière complexe par les contemporains: il ne correspond pas toujours au contenu du décret du 15 décembre tel que Cambon l’a présenté à la Convention. Par ailleurs, il a été critiqué au sein de la Convention elle-même (par Couthon notamment). L’auteur montre que l’occupation de la Belgique et les »réunions« provisoires du début de 1793 ont été un moment majeur dans l’histoire de l’affirmation de la »souveraineté du peuple« pour justifier une politique de conquête. Le dernier chapitre est consacré à la période du Directoire et aux républiques sœurs. Cette période particulièrement féconde en réflexions sur la question de la souveraineté populaire et le droit international aurait pu constituer un gros ouvrage en lui-même et l’on est parfois un peu frustré par la rapidité avec laquelle l’auteur est, sans doute, obligé de survoler son sujet. Par ailleurs, on peut regretter que l’étude d’Edward J. Kolla ait laissé de côté des débats importants pour son sujet, comme celui sur le droit de paix et de guerre de mai 1790 et celui autour de la réunion de la Savoie en novembre 1792 mais peut-être cela aurait-il, une fois de plus, nécessité des développements fort longs.

Une dernière remarque: les termes français et anglais pour désigner les concepts utilisés par l’auteur ne sont pas toujours équivalents et posent de redoutables problèmes de traduction et d’interprétation: comme on le sait, le concept de »droit international« ou international law n’est créé par Jeremy Bentham qu’en 1789 et ne devient d’usage que bien plus tard. Or les contemporains utilisent quant à eux l’expression de »droit des gens« ou de »droit public« qui se traduit en anglais par law of nations ou par public law. Le passage du »droit des gens« au »droit international« est en soi un objet particulièrement complexe, car il marque l’abandon du socle jusnaturaliste du »droit des gens« (abandon expressément revendiqué par Bentham qui, comme on le sait, considère la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme »a nonsense upon stilts«). Une réflexion plus développée sur les usages différenciés de ces concepts aurait sans doute été la bienvenue, de même que sur la différence entre les concepts de »souveraineté populaire« et de »souveraineté nationale« parfois employés l’un pour l’autre, parfois non. Là aussi, un développement méthodologique plus important aurait pu être utile.

En conclusion, le livre de Edward James Kolla est une tentative ambitieuse de revisiter la question des rapports entre affirmation de la souveraineté populaire et origines du »droit international« pendant la Révolution. De ce point de vue, il contient des remarques intéressantes et des analyses qui susciteront la réflexion et le débat sur ce thème.

1 À la page 108, Edward J. Kolla considère que, dans mes propres travaux (»Fraternité universelle et intérêt national …«, p. 233 et suiv.), j’aurais »chastise revolutionaries when they hewed to older-style arguments for not being more pure in the application of ›cosmopolitan liberty‹ et que j’aurais ainsi réifie »the idea of Revolution as a Manichean struggle«. J’avoue ne pas bien comprendre ce que signifie cette dernière phrase. Quant à la première, il me semble n’avoir chastised personne mais simplement indiqué que deux approches différentes séparaient les »patriotes« au sujet de l’affaire d’Avignon: l’une qui insistait sur des arguments historiques et issus du droit féodal, l’autre (celle de Robespierre, Pétion ou Marat notamment) qui les rejetaient vivement. Aucun jugement de valeur (manichéen ou non) de ma part ici donc.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marc Belissa, Rezension von/compte rendu de: Edward James Kolla, Sovereignty, International Law, and the French Revolution, Cambridge (Cambridge University Press) 2017, XII–340 p., 7 maps (Studies in Legal History), ISBN 978-1-107-17954-7, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59809