Voici une nouvelle édition critique de ce texte majeur de la fin du Moyen Âge, qui raconte la carrière et l’ascension remarquable d’un homme d’armes. Le texte est divisé en trois parties. La première raconte l’histoire d’un jeune homme, le héros du roman, qui par son audace se fait remarquer de son capitaine et des compagnons. Ces derniers baptisent le jeune homme »Jouvencel« et lui conseillent de fuir la Cour et de se consacrer à l’exercice de la guerre.

La seconde partie, plus longue, retrace la progression du Jouvencel. Sa »subtilité«, ses qualités tactiques le font reconnaître de ses compagnons d’armes comme leur »chef et gouverneur«. Ses succès militaires attirent sur lui l’attention du comte de Parvenchières que le roi avait envoyé lever le siège de Crathor. De retour à la Cour, le comte désigne le Jouvencel comme son lieutenant, titre confirmé plus tard par le roi.

La troisième partie raconte comment le Jouvencel est envoyé en Amidoine dont le souverain est menacé d’une révolte. Grâce à lui, le roi Amidas recouvre son royaume et comble d’honneur le Jouvencel auquel il accorde la main de sa fille. À la différence des traités précédents, le »Jouvencel« est un roman, mais il n’a pas échappé à la critique que la trame narrative rappelle des faits réels, d’autant plus faciles à identifier qu’un »Commentaire« ajouté dans certains manuscrits donne la clef des personnages.

L’édition critique du »Jouvencel« est menée dans toutes les règles de l’art, de même l’édition du »Commentaire« de Tringant. L’introduction contient une description complète des seize manuscrits et des éditions imprimées, une étude approfondie de la langue du manuscrit, un choix de variantes, des notes abondantes, un glossaire très complet (on regrettera l’absence du mot »travail« au sens de tourment, récurrent dans le texte), »une table des proverbes, expressions proverbiales et locutions idiomatiques«. Le choix du manuscrit de base (le ms. N appuyé par le ms K pour les passages manquant dans N) est étayé par une analyse de la tradition manuscrite et par de solides arguments. Signalons que le même dispositif critique est présent pour le »Commentaire« de Tringant, ce qui amplifie le caractère soigné et scientifique de cette édition.

On sait que pendant longtemps le »Jouvencel« a été lu comme une biographie de Jean de Bueil, le célèbre capitaine de Charles VII, mais, comme le signale Michelle Szkilnik, la fiction s’y taille la part du lion. C’est un des grands intérêts de cette édition que de lui restituer sa qualité de roman qui lui avait été retirée par l’hypercritique historique. Il est vrai que la présence du »Commentaire« de Tringant conduisait naturellement les historiens à voir dans ce texte une »biographie historique«. L’introduction littéraire rétablit l’ordre des priorités et aboutit à une évaluation plus nuancée et plus complexe de l’œuvre.

Une partie importante de l’analyse des rapports entre histoire et fiction dans l’introduction est consacrée à Jeanne d’Arc, en particulier à son absence dans le »Jouvencel«, alors que nombre de faits évoqués font référence à des événements contemporains de la Pucelle. On sait que cette absence en a intrigué plus d’un. Les éditeurs de l’édition de la Société de l’histoire de France (1887) et Françoise Michaud-Fréjaville (dans un article sur »le compagnon sans mémoire«, paru en 2005) s’en étonnaient (Jeanne se trouve mentionnée par contre dans le »Commentaire« de Tringant). Dans le prolongement de travaux antérieurs, la question est reprise par Michelle Szkilnik: selon elle, Jean de Bueil »fait pire qu’omettre Jeanne: il l’utilise pour construire son propre personnage du Jouvencel«.

L’auteur du roman détournerait à »son profit la figure historique de Jeanne d’Arc«; et à l’appui de sa thèse, elle avance plusieurs arguments: la sonorité du suffixe commun Pucelle/Jouvencel; la partie consacrée au »monostique« (la première partie du »Jouvencel«) fait le portrait d’un »homme de cœur, simple et humble, qui met toute sa confiance en Dieu«; le Jouvencel, dans la dernière partie, est joué par le roi Amidas, qu’il a rétabli dans ses droits, à la toute fin du roman; il apprend qu’il a un fils, et donc il ne peut espérer lui succéder, de même que Jeanne a été abandonnée quand elle a cessé de servir les intérêts de Charles VII; enfin, la demoiselle de Grant Fort, organisatrice du complot contre Amidas a le don de la parole, l’art de convaincre, ce que possédait Jeanne.

De plus, c’est une enchanteresse, »nous ne sommes pas loin des accusations dont Jeanne a été l’objet«. L’idée d’un »transfert« est donc séduisante, mais elle appelle quelques réserves. L’absence de la mention de Jeanne peut aussi bien s’expliquer par la nature même du roman qui est avant tout un manuel. Le »Jouvencel« est principalement un »vademecum« de l’homme d’armes. Le récit se déroule sans imprévu conformément aux exigences tactiques énoncées précédemment, de la théorie à la pratique comme devant [dit]. Chaque unité de récit illustre une manière de faire. Chaque chapitre a sa leçon, son enseignement pratique, un conseil, généralement appuyé par une citation.

Tous les moments de la vie militaire sont passés en revue: l’art de prendre une ville, la distribution des logis, le partage du butin, les pratiques de guerre. Autre modalité du récit: un chapitre entier est consacré aux cérémonies et ordonnances qui se appartiennent à gaige de bataille (constitutions établies par Philippe de France), c’est pour tout dire de la compilation, non pas conçue de manière péjorative mais comme un mode de composition traditionnel à cette époque.

Le plus souvent le récit met en scène un débat public, une discussion: fut faicte question et eut debat, et en furent donnees sentences et jugemens selon l’usance de la guerre; un vallet de chevaux est le premier à entrer dans une ville assiégée: faut-il l’annoblir? Les acteurs allèguent pluseurs belles raisons touchant le fait de chevalerie bien au long declarees en ce present chapitre, car il y a des cas bien estranges qui ne se produisent que rarement. Il s’agit d’une sorte de »debriefing«, de réunion-bilan, de séance d’évaluation post-événementielle qui donne sa tonalité particulière au récit. Voilà pourquoi nous somme quelque peu sceptiques quant à l’hypothèse du »Jouvencel«, figure inversée de l’histoire de la Pucelle.

On ajoutera que la carrière de Jean de Bueil est postérieure à l’épopée johannique, et ne s’est pas faite avec Jeanne. Son aventure est très personnelle et Jeanne n’est plus un personnage important à la fin du règne de Charles VII, même au moment de l’annulation de son procès; elle ne le fut pas non plus pour l’entourage militaire des rois français d’Ancien Régime, alors même qu’on ne l’avait pas oubliée, tant son intervention fit sensation, tant elle fut glorieuse, sa fin brutale et dramatique. En tout cas, la question soulevée à nouveau par Michelle Szkilnik est une source d’interrogations fécondes et permet de prolonger la problématique histoire/fiction sur plusieurs plans. Elle ouvre à débat, et, de notre point de vue, c’est une excellente chose.

On ne dira jamais assez l’importance de ce texte pour la compréhension des habitudes littéraires du temps et l’histoire des sensibilités. Une traduction établie pour un large public en assurerait la diffusion et le ferait mieux connaître. C’est ce qu’on peut souhaiter de mieux comme prolongement à cette édition.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joël Blanchard, Rezension von/compte rendu de: Jean de Bueil, Le Jouvencel. Suivi du »Commentaire« de Guillaume Tringant. Édition critique par Michelle Szkilnik, Paris (Honoré Champion) 2018, 754 p. (Classiques français du Moyen Âge, 182), ISBN 978-2-7453-4590-5, EUR 68,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59813