Le livre »Performing Emotions in Early Modern Europe« est issu du colloque inaugural du Centre of Excellence for the History of Emotions (CHE) tenu en 2011, intitulé »Emotions in Medieval and Early Modern Worlds«. Ce centre de recherche financé par le Australian Research Council est l’un des principaux animateurs du champ de l’histoire des émotions. En préface, les éditeurs nous expliquent la raison malheureuse du long délai entre la tenue du colloque en 2011 et la parution du livre en 2018: Philippa Maddern, éditrice principale du livre et fondatrice du CHE, est décédée en juin 2014. Le projet ne fut repris qu’en 2015 grâce à l’implication d’Anne Scott, qui s’est jointe à Joanne McEwan pour mener à bien la publication.

Entre 2011 et 2018, le champ de l’histoire des émotions a considérablement évolué. Bien que les éditrices aient pris en compte cette évolution dans leur introduction en intégrant quelques articles et livres clés parus entre-temps, elle est cependant plus ou moins bien reflétée dans les différents chapitres du livre. Par exemple, alors que l’introduction évoque le »style émotionnel« comme notion de référence, aucune contribution ne s’y réfère explicitement. De fait, ce sont les éditrices qui, dans l’introduction, doivent expliquer en quoi les différents auteurs appliquent les idées récentes. Ce décalage est toutefois compréhensible étant donné le contexte particulier de la publication; en outre, l’introduction intègre de manière réussie l’ensemble des chapitres dans le paysage actuel du champ de l’histoire des émotions.

Les éditrices ont choisi de recourir au concept de »performance« pour donner une unité au volume. Elles considèrent l’expression des émotions dans les textes, les arts visuels et les paysages sonores comme autant de performances non pas uniques, mais ritualisées et souvent répétées. Il s’agit pour elles de saisir comment l’émotion, comprise comme une construction sociale dont le cadre est flexible, est actualisée par les acteurs du passé en fonction de leur contexte immédiat. Ainsi, la conclusion unissant l’ensemble des contributions consiste à comprendre les émotions évoquées dans les sources comme appropriées (les éditrices utilisent le concept d’»appropriateness«) à des contextes historiques et culturels précis.

La périodisation »early Europe« indiquée dans le titre du livre brouille la frontière entre le Moyen Âge et la Renaissance afin de donner une unité temporelle à un volume qui contient sept contributions portant sur la fin du Moyen Âge, deux sur le XVIe siècle, deux sur les XVIIe–XVIIIe siècles et une sur la période contemporaine. Il aurait cependant été intéressant de justifier cette unité implicite, car elle ne va pas de soi: est-ce que l’Europe du XVIIe siècle peut être qualifiée de »early«? Le volume est divisé en quatre sections: 1) performativité émotionnelle dans la musique, la littérature et les arts visuels; 2) performance sociale; 3) performance religieuse; 4) reconstitution d’une performance émotionnelle.

La logique de cette division crée une certaine confusion par rapport à la nature des contributions. Par exemple, la section »performance religieuse« compte trois textes d’histoire de l’art qui auraient plutôt relevé de la section sur la performativité dans les arts visuels. Ainsi, une division tripartite entre performance visuelle, performance auditive et performance textuelle aurait été plus logique et aurait aidé le lecteur à mieux s’orienter dans le volume. Enfin, la quatrième section contient une contribution unique et tout à fait particulière dans laquelle Steve Chinna analyse la perception des émotions chez les acteurs et les spectateurs de la pièce de théâtre »La Duchesse d’Amalfi« de John Webster (1612–1613) mise en scène à Perth en 2011. Le choix d’inclure ce texte dans un tel volume est à la fois audacieux et ingénieux, ce qui illustre bien les façons de faire du CHE.

Les différentes contributions amènent le lecteur à redécouvrir des sources historiques du point de vue de l’histoire des émotions. À titre d’exemple, le texte de Matthew S. Champion sur le »Tractatus de duplici ritu cantus ecclesiastici in divinis officis« de Gilles Carlier (composé vers 1470) est une analyse claire et concise qui nous fait entrer dans le monde de la musicologie médiévale. L’auteur y applique astucieusement la notion de »récit émotionnel« (emotional narrative) pour exprimer la transition affective du deuil à la joie lors d’offices religieux.

La contribution de Louise Marshall constitue un autre moment fort du volume, où l’historienne démontre avec brio comment les images représentant les ravages de la peste provoquent une expérience psychologique spécifique chez leurs spectateurs de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance. Parmi les autres sujets abordés sous l’angle des émotions, nous retrouvons les textes historiographiques anglo-normands (Lindsey Digglemann), la correspondance de la famille Orange-Nassau (Susan Broomhall et Jacqueline Van Gent), le son des clochers d’église dans l’Angleterre élisabéthaine (Dolly MacKinnon), les miracles survenus sur la tombe du roi Saint-Louis à Saint-Denis (Megan Cassidy-Welch), ou encore la théologie de Martin Luther (Susan C. Karant-Nunn). De manière générale, chaque texte contribue à démontrer la dimension performative de l’expression affective dans les textes ou images à l’étude.

Du strict point de vue de l’histoire des émotions, deux faiblesses récurrentes sont constatées. D’une part, plusieurs concepts-clés – comme l’»émotif« de William Reddy, l’»émotionologie« de Peter Stearns ou encore la »communauté émotionnelle« de Barbara Rosenwein – sont régulièrement évoqués, mais sans être véritablement appliqués dans les analyses. En quoi ces concepts nous aident-ils à mieux comprendre la vie affective des hommes et femmes du passé? D’autre part, et bien que ce soit l’un des angles d’approche privilégiés par les éditrices, on ne croise pas de réflexion sur l’adéquation entre notre vocabulaire affectif contemporain et celui utilisé dans les sources. Est-ce qu’un terme que nous considérons aujourd’hui comme désignant une émotion l’était aussi pour un auteur du XVe siècle?

Appliquer notre vocabulaire affectif moderne à un contexte historique révolu pose un problème assez commun en histoire des émotions. En effet, si la peur, la colère ou l’amour peuvent bien être des émotions pour les médiévaux (c’est-à-dire des mouvements de l’âme, des affectus ou des passions), dans quelle mesure des mots comme »loyauté«, »foi« ou »honneur« peuvent aussi être considérés comme des mots d’émotion? Quelle que soit la réponse qu’on apporte à cette question, il convient de la justifier afin de bien clarifier les objets de recherche.

Malgré ces petits bémols, ce livre est le résultat d’un travail créatif marqué par l’ouverture disciplinaire et par la volonté d’expérimenter de nouvelles voies pour approcher les sources historiques. Ce volume est ainsi tout à fait représentatif du travail effectué au CHE ces dernières années et suscitera une bonne dose de stimulation intellectuelle chez le lecteur.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Xavier Biron-Ouellet, Rezension von/compte rendu de: Philippa Maddern, Joanne McEwan, Anne M. Scott (ed.), Performing Emotions in Early Europe, Turnhout (Brepols) 2018, XII–293 p., 25 fig. (Early European Research, 11), ISBN 978-2-503-57237-6, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59816