Au sein de la »nouvelle histoire militaire« qui s’interroge sur les liens entre le militaire et la société à l’époque moderne, les études consacrées aux influences réciproques entre les représentants des Lumières et les experts militaires constituent un tout nouveau champ de recherche. Les rares études sur ce sujet ont été menées tout d’abord par Azar Gat sur les origines de la pensée militaire des Lumières jusqu’à Clausewitz, publiées en 1989, par Michael Sikora et Daniel Hohrath en Allemagne dans les années 1999–2007 et plus récemment par Bernard R. Kroener, mais surtout par Hervé Drévillon, Arnaud Guinier en France et par Jonathan Abel aux États-Unis.
Leur objectif est d’étudier la fonction des experts militaires en tant que transmetteurs d’un certain savoir militaire à la fois au-delà des frontières nationales – du fait de leurs voyages et des observations qu’ils en ont tirées – mais aussi au-delà du seul cercle des officiers et experts militaires pour les diffuser dans les milieux érudits de leur époque. Le livre de Christy Pichichero sur les Lumières militaires en France de Louis XIV à Napoléon s’inscrit exactement dans cet esprit et nous livre une démonstration parfaitement convaincante de ces liens encore peu connus entre deux mondes qui, a priori, semblent s’opposer.
L’armée fut l’une des rares institutions de l’Ancien Régime à transformer les théories progressistes en pratiques, rendant ainsi les Lumières – à première vue théoriques – opérationnelles sur les champs de bataille en Europe ainsi que dans les pays d’Outre-mer et dans les colonies. Pichichero examine les nouvelles réflexions des experts et de l’opinion publique éclairée concernant la guerre, du XVIIIe siècle à nos jours. L’affirmation d’un État fiscal-militaire de plus en plus exigeant en même temps que la prise de conscience de l’importance de l’humain dans le discours militaire est à l’origine d’une réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour limiter les conséquences dramatiques de la guerre non seulement sur les populations civiles, mais aussi sur l’esprit, le corps et le cœur des militaires. Les officiers, les administrateurs et le personnel médical français ont ainsi contribué par leurs écrits inspirés d’une nouvelle humanité, à faire progresser les idées sur les droits de l’homme et du citoyen, sur la psychologie militaire et la justice sociale.
Christy Pichichero nous livre donc ici une nouvelle interprétation du lien entre les Lumières françaises et la guerre. Le plus souvent, on considère que les Lumières ont élaboré une conception mécanique de la guerre, cherchant ainsi à en faire une science exacte suivant laquelle il suffirait de s’entrainer sur des champs de manœuvre en temps de paix pour l’incorporer et devenir un professionnel de la »tactique moderne« – selon les termes de l’époque. Pichichero reconnaît que l’esprit rationnel du siècle des Lumières a effectivement stimulé les idées militaires, mais elle souligne surtout l’influence des Lumières sur une nouvelle sensibilité quant au rôle de la psychologie humaine dans la guerre. De nombreux penseurs français du XVIIIe siècle comprenaient en effet le facteur humain comme le principe fondamental sur lequel reposait l’efficacité militaire, d’où la référence obligatoire au patriotisme et à »l’esprit national de la France« dès cette époque. C’est ce qui explique aussi l’accent mis au sein de l’armée sur la sociabilité, l’humanité et une définition plus large de l’héroïsme.
Contrairement donc à une vision mécanique de la guerre qui transforme les soldats du XVIIIe siècle en simples machines, Pichichero montre que les penseurs du siècle des Lumières ont mis l’accent sur la sensibilité humaine. Maurice de Saxe, qui est reconnu comme l’un des fondateurs de la psychologie militaire, illustre en fait un mouvement plus vaste qui met l’accent sur le bien-être émotionnel et physique des soldats.
Dans le même esprit apparaissent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et en particulier à partir de la fin de la guerre de Sept ans en 1763, de nouveaux types de »héros« issus non plus uniquement de la haute noblesse mais aussi de la basse noblesse et du tiers-état. Les »héros subalternes« ainsi que les héroïques soldats avaient pour eux de défendre la famille et la nation contre les attaques des agresseurs. Apparurent alors la notion de soldat-citoyen et le service militaire compris comme un élément central de la citoyenneté. Ces nouvelles conceptions atteignirent leur apogée lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Elles s’illustrent dans les liens étroits qu’entretenait Napoléon avec ses troupes, son souci d’assurer leur bien-être et les récompenses qu’il attribua aux »soldats ordinaires« en fonction de leur mérite. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la prise en compte du facteur humain n’est pas antinomique à l’efficacité militaire puisque ses troupes ainsi motivées ont contribué à ses succès militaires.
Le livre de Pichichero met également en évidence les lignes de continuité entre les débats menés au XVIIIe siècle et les fruits qu’ils donnèrent plus tard tel que par exemple l’influence des réflexions nouvelles menées sur le traitement des prisonniers de guerre dans les conventions de Genève ultérieures. De même, les critiques dirigées par de nombreux représentants des Lumières contre la brutalité de la discipline militaire (illustrée entres autres par les coups de plat de sabre) ont marqué le début des idées modernes des droits de l’homme. On retrouve ici les idées non seulement humanitaires mais surtout utilitaristes de Cesare Beccaria et plus tard du fameux docteur Guillotin, et c’est là que surgissent les limites des concepts de fraternité, d’humanité et d’égalité qui certes apparaissent au siècle des Lumières, mais qui ne prendront leur définition actuelle qu’à partir de 1789.
En effet, l’image héroïque des soldats français encouragés par Maurice de Saxe et Napoléon a également célébré leur puissance sexuelle et ne répugnait pas le viol, largement employé par les armées napoléoniennes. On ne soulignera jamais assez les fameuses »contradictions« des Lumières qui, d’un côté, défendirent la raison et les valeurs humaines mais qui, de l’autre, refusèrent aux femmes leur statut de citoyennes et dénièrent aux Noirs leur statut d’homme à part entière, exceptions faites de quelques-uns tel Diderot, Mirabeau, Raynal, d’Holbach, etc.
En résumé, Pichichero montre combien les idées élaborées et transmises par les Lumières issues des milieux intellectuels de la société civile et celles issues du cercle des militaires se faisaient finalement échos les unes aux autres. Leurs représentants s’intéressaient en effet aux mêmes choses, fréquentaient les mêmes lieux de sociabilité, écrivaient dans les mêmes revues, faisaient les mêmes voyages, débattaient les uns avec les autres, se liaient parfois d’amitié, voire même partageaient les mêmes passions amoureuses. À titre d’exemple, je citerai la brillante carrière du comte de Guibert (1743–1790) qui illustre parfaitement ces liens et font de lui l’incarnation idéale-typique de ces »Lumières militaires« dont Christy Pichichero a retracé si brillamment la genèse, l’évolution et les influences.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Isabelle Deflers, Rezension von/compte rendu de: Christy Pichichero, The Military Enlightenment. War and Culture in the French Empire from Louis XIV to Napoleon, Ithaca, London (Cornell University Press) 2017, XII–3302 p., 4 maps, 16 b/w ill., ISBN 978-1-5017-0929-6, USD 49,95., in: Francia-Recensio 2019/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59820