Dans l’historiographie de ce thème problématique, s’opposent ceux qui opinent que les auteurs musulmans ne se sont guère intéressés à l’Europe et d’autres qui relèvent chez eux de nombreuses notations utiles pour l’histoire des populations européennes. Mais de quelle Europe s’agit-il? Une définition purement spatiale, ou ethnique, ou politique n’est pas adaptée, qui supposerait une vision unitaire: au début de l’évolution que retrace l’auteur, les territoires périphériques et lointains situés au nord-ouest des observateurs musulmans des Pyrénées jusqu’a une limite orientale sont mal définis par l’expression »grande terre«. Enfin, bien qu’il n’y ait pas en Islam de genre spécifiquement dédié au discours sur l’espace terrestre (comme en Occident d’ailleurs), il existe diverses sortes de géographie: mathématique, qui divise l’œcoumène en climata (formulation préférable à »climats«, qui est ambigu); descriptive, qui s’alimente de récits de voyage et se retrouve dans des dictionnaires géographiques et des cosmographies montrant la toute-puissance divine; politique enfin à la chancellerie mamelouk.
Une fois ces questions posées en introduction, l’ouvrage se développe en trois temps. Lors des premiers contacts avec la »grande terre«, à partir de la fin du VIIIe siècle, les cadres généraux se mettent en place. La forme générale du »continent« (ce terme anachronique est employé par l’auteur) se met en place, à la suite des travaux d’al-Khwarizmi révisant Ptolémée. Les détails topographiques restent toutefois mal connus, et la vision que proposent les textes se limite à une géographie ethnique où apparaissent principalement les »Francs« et les Byzantins. Rome et Constantinople se détachent évidemment, mais selon des modalités différentes.
La première, souvent confondue avec la seconde, est un réceptacle de merveilles (on relève la mention de ce que les sources latines appellent la salvatio Romae), alors que Constantinople est mieux connue grâce aux renseignements émanant des prisonniers et des commerçants. À l’ouest de la capitale byzantine, »les réalités géographiques deviennent plus floues«, mais sur les régions plus au nord, des Balkans à la Volga, qui sont agitées aux IXe et Xe siècles par des migrations complexes, les géographes donnent des informations plus précises, renseignées par les commerçants et favorisées par les conversions sur les peuples turcs, finno-ougriens et slaves.
Ils sont moins renseignés sur les rivages de la Méditerranée où ils se bornent à donner des ethnonymes dont se détachent les Francs disposant d’un pouvoir royal (carolingien). Cette première étape s’achève avec un long chapitre détaillant le »périple en Europe ottonienne d’Ibrahim ibn Ya’qub« (vers 960–965). Il arrive que les notations des auteurs trouvent un écho dans les sources latines (comme chez Thietmar de Mersebourg ici appelé Thomas) ou dans l’archéologie de ces espaces.
La seconde étape commence au XIIe siècle, où »l’espace se spécifie et se détaille«. D’une part un discours sur l’espace apparaît en Andalous et en Sicile, porté par des auteurs qui ont pour ambition d’écrire une géographie universelle. L’œuvre d’al-Idrisi élaborée dans la Sicile normande en est le sommet, qui conjoint géographie mathématique et humaine grâce à de nombreuses sources orales identifiables par la forme linguistique des toponymes. Un long et précis résumé des travaux d’al-Idrisi rapportés aux réalités historiques occidentales occupe l’essentiel du chapitre. Il s’en dégage l’image d’une Europe fortement urbanisée dont l’identité est chrétienne. Aux XIVe et au XVe siècle, Rome dont le rôle politique européen est mal compris par manque d’éléments de comparaison avec le monde musulman, est toujours un foyer d’imaginaire, malgré les nombreux contacts entre villes italiennes et ports du Maghreb.
Constantinople, l’adversaire des mamelouks, est mieux connue, dans son histoire, ses reliques et son rôle commercial. Dans ces »temps mamelouks et mongols«, la connaissance de l’Europe s’améliore à des degrés divers selon le genre des écrits, grâce à des contacts qui s’intensifient. Un mouvement de balancier s’observe entre l’Ouest et l’Est du monde musulman: la présence musulmane s’amenuise en Andalous et en Sicile, tandis que les régions pontiques conquises par les Mongols s’islamisent, devenant »un horizon mental pleinement investi«. Dans la chancellerie mamelouk et dans l’Iran mongol, où parviennent directement des notions précises sur la nature et l’histoire des États occidentaux, la géographie se spécialise et se précise, tout en reproduisant souvent des données dépassées marquées par une ethnographie »essentialiste«. Mais l’Europe ne reçoit jamais une identité précise, territoriale ou politique.
Une préparation éditoriale sérieuse aurait accru la valeur de cet ouvrage, en supprimant coquilles, graphies défectueuses et formulations incertaines, comme cette »attrition des sources« qui rendrait raison d’un phénomène (p. 352), ou ces »disjectae membrae« à quoi s’apparenterait tel ordre de distribution de toponymes (p. 355). Comme il est courant dans l’édition française, les notes sont en fin de volume, lequel est muni de nombreux index: des lieux, des personnes, des peuples et dynasties, des animaux et des termes non français.
Ce rapide résumé ne rend pas justice aux grandes qualités de l’ouvrage qui se présente essentiellement comme une suite de paraphrases analytiques détaillées, par exemple dans le cas du traité sur les Francs et les Slaves d’ibn Ya’qub, et parfois de traductions in extenso, comme dans le cas du traité d’al-Umari. Au fil de ces textes soigneusement commentés, l’auteur offre un grand nombre de remarques nouvelles et utiles sur la nature de la géographie arabe et sur les conditions culturelles, religieuses et politiques de son évolution: de la difficulté originaire à conceptualiser et à décrire comme unitaire un monde peuplé d’identités ethniques multiples et non totalement christianisé, on passe à partir du XIIe siècle à une géographie attentive aux formes de pouvoir, aux villes et aux activités économiques. La méthode adoptée laisse parfois l’impression d’un émiettement du discours, et le lecteur regrette que ces aspects n’aient pas été développés de manière organisée et problématique, répondant au sous-titre de façon plus articulée. Grâce à sa connaissance intime des sources, l’auteur se doit de donner un exposé systématique sur la géographie et la cartographie arabo-musulmanes du Moyen Âge.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Patrick Gautier Dalché, Rezension von/compte rendu de: Jean-Charles Ducène, L’Europe et les géographes arabes du Moyen Âge (IXe–XVe siècle). »La grande terre« et ses peuples. Conceptualisation d’un espace ethnique et politique, Paris (CNRS Éditions) 2018, 502 p., 6 p. de pl. en coul., ISBN 978-2-271-08209-1, EUR 27,00, in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59821