Ce recueil, que les éditeurs ont eu la délicate attention de dédier à la mémoire de Marie-Françoise Damongeot († 22 août 2017), spécialiste de la bibliothèque de Cîteaux, réunit les actes du colloque international organisé du 22 au 24 novembre 2012 par le Grand Troyes et l’IRHT, avec le soutien de l’ANR (programme Biblifram), du ministère de la Culture (DRAC Champagne-Ardennes) et de l’équipe SAPRAT de l’EPHE. Cette rencontre consacrait les nombreux travaux et projets sur les bibliothèques cisterciennes, notamment l’inscription en 2009 de la bibliothèque de Clairvaux au Registre Mémoire du monde de l’Unesco.

Les deux dernières décennies ont vu, en effet, éclore un florilège d’études sur la pratique de l’écrit chez les cisterciens et leurs collections, tant en archivistique qu’en bibliothéconomie, mais restaient à approfondir leur activité philologique et leur place dans les réseaux intellectuels du XIIe à l’extrême fin du XVIIIe siècle, sans lesquelles une bibliothèque cistercienne ne peut être complètement cernée. Telles sont la perspective et la problématique auxquelles l’ouvrage se propose de donner des pistes, tâche rendue malaisée par le manque d’uniformité des pratiques au sein de l’ordre, mis en évidence à travers ces pages. Dans une démarche très didactique – étude des sources retraçant le fonctionnement des scriptoria et l’origine des collections, recension et analyse des textes diffusés par les cisterciens, pratiques de lecture – se dégage un certain nombre de lignes originales et très documentées.

La première partie, intitulée »De l’atelier de production aux collections de livres«, met en évidence l’importance de sources de premier ordre et de leur croisement pour la reconstitution des collections: la »Fundatio abbatiae de Valcellis« décrivant le fonctionnement du scriptorium de l’abbaye de Vaucelles (Benoît-Michel Tock, p 21–35), le »Chronicon Clarevallense« illustrant la littérature exemplaire de Clairvaux (Stefano Mula, p. 37–51), trois inventaires retraçant l’évolution de la bibliothèque de Heiligenkreuz entre le XIIe et le XIVe siècles (Katharina Kaska, p. 53–78), le catalogue de 1795 donnant un état des collections de Clairvaux à cette date (Pierre Gandil, p. 157–165).

L’examen des manuscrits existants ou de fonds vivants permet à Xavier Hermand et à Jan Zdichynec de suivre la production et la circulation des livres des monastères cisterciens réformés des Pays-Bas méridionaux au XVe siècle (p. 79–126), ou l’origine et la composition des bibliothèques des moniales de St. Marienstern et de St. Marienthal en Haute-Lusace (Saxe) à l’époque moderne (p. 127–156).

S’appuyant sur les textes diffusés au sein de l’ordre, la seconde partie est consacrée à la »conscience philologique« des cisterciens et à la transmission et la réception de ces textes. Parmi les œuvres composées en milieu cistercien, sont cités le »Tractatus de spirituali aedificio« (Pierre-Jean Riamond, p. 191–208), les recueils d’exempla utilisés au sein de l’ordre mais aussi adaptés à la ville par les mendiants (Marie-Anne Polo de Beaulieu, p. 239–284), les outils de travail que sont les dictionnaires, distinctions et recueils de propriété – »Anonyme de Clairvaux« et »Abies arbor alta« – (Emmanuelle Kuhry, p. 285–337). La comparaison du ms. 90 de la bibliothèque municipale d’Épinal avec le ms. 477 de la bibliothèque municipale de Colmar illustre la réception du »Liber privilegiorum«, considéré comme un des textes normatifs essentiels de l’ordre (Timothy Salemme, p. 339–353).

Les liens avec Cluny sont étudiés à travers la diffusion du »Mariale« attribué à Bernard de Morlas, dont toute une branche est représentée par des manuscrits essentiellement cisterciens (Franz Dolveck, p. 169–189). Quant à la collection ambrosienne, rassemblant sept opuscules de saint Ambroise, Dominique Stutzmann met en lumière le travail critique de collation et de rappariements d’un texte depuis longtemps connu en milieu bénédictin et sa diffusion dans le réseau cistercien (p. 209–237). Le dernier cas traité est celui de la littérature vernaculaire – en particulier les textes historiques – au pays de Galles dont on peut attribuer aux cisterciens la rédaction, la traduction et la transmission (Natalia I. Petrovskaïa, p. 355–377).

Les pratiques de lecture au sein de l’ordre sont illustrées par quatre exemples: les textes liturgiques et patristiques indispensables à la vie communautaire, la lecture privée, les liens avec l’université et les livres tombés sous le coup de la censure. On citera au nombre des premiers ouvrages les lectures de l’office nocturne à l’abbaye de Clairvaux, centrées à partir de 1142–1147 sur les livres bibliques et les textes patristiques (Claire Maître, p. 381–400), ainsi que les calendriers hagiographiques, utilisés comme lectures ad prandium (François Dolbeau, p. 401–435). Les annotations marginales et gloses portées par Ambroise de Heiligenkreuz sur quelque 70 manuscrits de la bibliothèque de l’abbaye ou de l’Österreichische Nationalbibliothek de Vienne reflètent les intérêts intellectuels et l’activité du moine comme lecteur privé et comme commentateur (Christoph Egger, p. 437–452).

Le commentaire des sentences de Pierre Lombard par Conrad d’Ebrach († 1399) permet de mieux connaître le rôle joué par les cisterciens dans la transmission du savoir dans les universités d’Europe centrale, mais aussi les emprunts de l’auteur aux écrits des carmes, ermites de saint Augustin, dominicains (Monica Brinzei et Christopher D. Schabel, p. 453–486). Quant aux »manuscrits à censure«, transitant notamment par l’abbaye de Clairvaux, ils témoignent des liens des abbayes cisterciennes avec l’université parisienne, mais reflètent aussi la familiarité des moines avec cet instrument de travail essentiel à l’exercice de la théologie (Gilbert Fournier, p. 487–522).

Chaque article est accompagné de tableaux ou pièces justificatives remarquables d’érudition: stemma du ms. BnF, lat. 1913 (»collection ambrosienne«), listes des témoins des œuvres cisterciennes, tableaux de diffusion, croisement d’inventaires, comparaisons textuelles, description des manuscrits à censure de l’abbaye de Clairvaux. Nous citerons le précieux index codicum qui précède l’index auctorum operumque, et la présentation très claire de l’index personarum classé par institution. Un cahier de planches clôt l’ouvrage.

L’examen codicologique et textuel au plus près des sources, qui accompagne chacun des dix-huit articles, place au centre de l’ouvrage l’activité philologique des cisterciens, indissociable de la constitution de leurs bibliothèques et de la transmission de l’écrit. Par la diversité des exemples traités, la longueur de la période (près de sept siècles), la couverture d’un vaste territoire géographique et l’étude de bibliothèques de moniales trop souvent délaissées, le recueil offre un éclairage inédit sur le rôle de l’érudition cistercienne dans le monde religieux et intellectuel.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Véronique de Becdelièvre, Rezension von/compte rendu de: Thomas Falmagne, Dominique Stutzmann, Anne-Marie Turcan-Verkerk (dir.), avec la collaboration de Pierre Gandil, Les cisterciens et la transmission des textes (XIIe–XVIIIe siècles), Turnhout (Brepols) 2018, 556 p., 11 ill. en coul., 15 tabl. en n/b (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge, 18), ISBN 978-2-503-55305-4, EUR 95,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59824