Au rebours des ouvrages foisonnants évoquant des frontières, Andreas Rutz étudie dans son mémoire d’habilitation dont est extrait ce livre non des frontières métaphoriques, mais l’acte de la fixation de frontières politiques dans le cadre des principautés du Saint-Empire. Une manifestation éminente de la nature étatique de tel territoire est en effet le tracé de frontières clairement définies, comme l’affirme Andreas Rutz à la suite Johann Jacob Moser, dans son célèbre ouvrage sur les États d’Empire (»Von der Teutschen Reichs-Stände-Landen«) de 1769. Par là, Andreas Rutz revisite l’idée héritée du passage de frontières semblables à des »ourlets« sous le régime médiéval de la féodalité, à de nettes »lignes« frontalières au cours de l’époque moderne.

Il ne s’attache ni au discours juridique ni à l’histoire de la formation des territoires, mais aux pratiques de délimitation de frontières interterritoriales. Prenant fortement appui sur la distinction, opérée par Martina Löw dans son ouvrage »Raumsoziologie« de 2001, entre le »Spacing« – le placement ponctuel de marques d’abord symboliques pour rendre visibles des ensembles de biens et de personnes –, et la »Syntheseleistung« – la représentation d’un espace homogène et continu –, Andreas Rutz comprend l’espace comme une construction relationnelle: il considère les frontières territoriales comme des indicateurs d’un mode spatial du pouvoir.

Aussi interprète-t-il la »description de l’espace« par le biais de textes, de repères matériels et symboliques et de visualisations cartographiques, comme la conscience, partagée par les princes et leur administration respective, que le pouvoir s’exerce sur l’espace. Il étudie de tels documents particulièrement dans le cadre de trois territoires: la Rhénanie-Westphalie, où le processus de la fixation des frontières territoriales s’achève dès le XVIe siècle, la Franconie, un territoire »non fermé« (territoria non clausa), et la Bavière où existe tôt une unité territoriale spatiale.

Dans ces territoires, au Moyen Âge comme à l’époque moderne, le marquage des frontières sur le terrain n’est que l’un des procédés employés. Il n’existe pas de frontière hermétique et le plus souvent, les frontières ne sont pas matérielles. Les récits de voyage montrent que les voyageurs, jusqu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle, ne perçoivent que peu la traversée matérielle des frontières; les formalités administratives sont réglées en arrière-plan, dans le pays-source, et la frontière n’est guère visible dans le paysage. Les habitants des régions frontalières, eux, connaissent parfaitement les tracés et leurs implications. Les frontières ponctuelles décrites dans les textes, les repères symboliques ancrés dans le terrain et la représentation cartographique sont des abstractions qui imposent la nécessité d’affirmer et défendre par d’autres moyens la facticité de la frontière.

La première partie de son travail déconstruit le topos du passage de l’»ourlet« à la »ligne« à l’époque moderne. Elle met en valeur le fait inédit de l’existence de systèmes différenciés de frontières dès l’époque carolingienne, avec des marques non seulement en bordure du Saint-Empire, mais aussi entre comtés, voire entre duchés. Il n’existe toutefois pas de continuité avec les frontières modernes, lesquelles reposent sur de nouveaux principes (notamment la réception du droit romain).

Au XVIe siècle se développent de nouvelles méthodes d’arpentage et de mesurage. La cartographie sert désormais les besoins administratifs et la représentation princière. Encore convient-il de distinguer entre les topographies régionales imprimées, élaborées par des humanistes indifférents aux frontières, et la cartographie administrative précise astreinte au secret politique, donc non imprimée. Tandis que les cartes humanistes de la Germania ne se couvrent de frontières qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, la plupart des cartes territoriales comportent des frontières dès 1492. Les administrations, à commencer par celles de la ville d’Empire de Nuremberg et des Pays-Bas, lancent au plus tard dans la seconde moitié du XVIe siècle des enquêtes de cartographie précise de leur territoire et des frontières tant intérieures qu’extérieures.

Héritières des cosmographies humanistes, les cartes des XVIe et XVIIe siècles sont caractérisées par l’intrication de la carte, du texte, et d’autres images; de simples illustrations, les cartes deviennent des outils complémentaires de la saisie du territoire. Vers 1600 au plus tard, les cartes font partie de l’outillage usuel de la politique et de l’administration territoriale. Au XVIIIe siècle, elles sont désormais dominantes et deviennent des »arguments« politiques. Elles ne supplantent pas pour autant les processus matériels et symboliques issus du Moyen Âge, qui continuent d’être employés au quotidien (marques matérielles sur le terrain), à des fins mémorielles et de contrôle (repères symboliques) et structurés dans des textes. Très fortement, Andreas Rutz rejette l’idée d’une évolution linéaire vers l’idée d’une carte toute-puissante et souligne les continuités.

Le seul regret du lecteur à l’issue de la lecture de ce livre imposant s’attache à la conclusion, qui ne fait que résumer l’analyse, et à l’absence (prudente?) de comparaisons ou analyses des frontières extérieures du Saint-Empire, dans la mesure du moins où ces dernières sont saisissables. Andreas Rutz nous livre une étude neuve sur un sujet complexe qu’il mène de façon étonnamment vivante. Son propos va bien au-delà des trois territoires de prédilection, remarquablement bien documentés. Ce livre doit figurer parmi les ouvrages de référence sur les principautés territoriales et leur administration.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Claire Gantet, Rezension von/compte rendu de: Andreas Rutz, Die Beschreibung des Raums. Territoriale Grenzziehungen im Heiligen Römischen Reich, Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2018, 583 S., 20 farb. Abb. (Norm und Struktur. Studien zum sozialen Wandel im Mittelalter und Früher Neuzeit, 47), ISBN 978-3-412-50891-3, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59829