L’historiographie rédigée en néerlandais est, hélas, difficilement accessible aux chercheurs étrangers aux Pays-Bas et à la Belgique, dont elle est souvent fort méconnue, malgré la richesse de certains travaux. Tel fut le sort réservé au livre publié en 1997 par Rudi Künzel sous le titre »Beelden en zelfbeelen van middeleeuwse mensen«. Désireux de voir son travail diffusé auprès d’un plus large public, R. Künzel œuvra donc à sa traduction en anglais qu’il publia en 2018 chez Routledge.
C’est bien évidemment une version retravaillée et actualisée qui nous est proposée. Néanmoins, si la bibliographie présentée par l’auteur référence bel et bien des ouvrages récents, force est de constater que le corps de son travail s’appuie sur des lectures relativement anciennes. Il convient toutefois de ne pas en tenir rigueur à R. Künzel. D’abord, parce que, s’agissant d’une traduction, il est normal que le texte n’ait pas été totalement réécrit. Ensuite, parce que le propos de l’auteur est loin d’être daté et résonne harmonieusement avec des recherches historiographiques récentes. Enfin, parce que R. Künzel peut se targuer de l’utilisation d’une telle quantité de sources que son travail est construit sur une base heuristique particulièrement solide. En effet, il a utilisé »toutes les sources produites avant 1100 dans les Pays-Bas actuels ainsi que toutes les sources narratives de Belgique jusqu’aux environs de l’an mil« (p. 15).
Le livre que nous propose R. Künzel a pour objectif de comprendre l’image qu’avaient d’eux-mêmes les divers groupes sociaux formant la société des Pays-Bas et du Nord de la France du VIIe au XIe siècle. Il étudie aussi l’image qu’ils avaient des autres franges de la population et les discordances entre représentations de l’autre et autoreprésentations.
Tout en reconnaissant l’unité de la culture médiévale, R. Künzel l’a divisée en quatre groupes distincts – les clercs, les nobles, les paysans et les citadins (surtout les marchands) – qui, chacun, fait l’objet d’un chapitre spécifique d’une vingtaine de pages. L’auteur y questionne l’attitude de ces groupes sociaux à l’égard du travail, de la propriété, de la violence et de la manifestation des émotions. Il s’agit là de thèmes très larges qui auraient pu donner lieu à la rédaction de centaines de pages. Le lecteur ressort donc de ces courts chapitres avec un sentiment quelque peu mitigé: la lecture est certes agréable et agrémentée d’exemples nombreux rendant le tout vivant mais ces pages sont néanmoins fort descriptives et manquent quelque peu de profondeur et de nuances. Tels quels, ces chapitres manquent quelque peu de substance.
C’est pour pallier ce défaut que R. Künzel a ajouté une seconde partie à son livre, composée de quatre autres chapitres, chacun d’eux se voulant à la fois une mise à l’épreuve et un approfondissement des résultats engrangés dans les premiers chapitres. Alors que ces derniers abordent un groupe social dans son ensemble, dans cette seconde partie, l’auteur a choisi de mettre en œuvre ce qu’il appelle une »approche exemplative« censée affiner les résultats de l’approche généralisante des premiers chapitres. En effet, clame-t-il, »études détaillées et synthétiques ne sont pas antagonistes – elles se renforcent mutuellement« (p. 12). Le chapitre 5 est ainsi consacré au »Versus de Unibove«, poème du XIe siècle dont R. Künzel démontre l’origine populaire. Ce conte donne ainsi accès à la culture paysanne tellement difficile à appréhender au moyen des sources qui nous sont disponibles. Le chapitre 6 aborde l’attitude des moines de Stavelot à l’égard de la violence dont faisaient preuve les nobles de leur entourage dans la seconde moitié du XIe siècle. Le chapitre 7 étudie la stratification sociale qui, entre 1050 et 1150, caractérisa les villes de Saint-Trond, Cambrai et Trêves, trois villes marchandes dont les seigneurs étaient des ecclésiastiques. Enfin, le chapitre 8 analyse un exemplum tiré du »Dialogus miraculorum« de Césaire de Heisterbach qui permet à R. Künzel d’éclairer la relation changeante entre la religion officielle et les pratiques religieuses populaires en ce qui a trait à la vie après la mort.
Cette seconde partie met en œuvre des approches variées, empruntant aux études folkloriques autant qu’à l’anthropologie historique. Les analyses qui y sont proposées sont poussées et limpides. Ce sont elles qui, véritablement, donnent à l’ouvrage sa cohérence en éclairant d’un œil neuf les conclusions de la première partie. De plus, les cas d’étude ont été judicieusement sélectionnés en ce sens qu’ils mettent en scène plusieurs groupes sociaux dont R. Künzel peut ainsi étudier les interactions, de même que les représentations sur lesquelles ces dernières étaient fondées. Par exemple, le »Versus de Unibove« tel qu’il nous est connu est en fait une version figée dans un milieu clérical d’un conte populaire partagé oralement dans les campagnes des Pays-Bas.
La lecture de la conclusion provoque, chez le lecteur, des sentiments quelque peu ambivalents. L’auteur y fait preuve d’une prudence salutaire et bienvenue, prudence qui, néanmoins, peut laisser sur leur faim les historiens en quête de conclusions claires et tranchées.
La lecture du livre que nous propose Rudi Künzel est donc déroutante au premier abord. Les objectifs de l’ouvrage ne se laissent pleinement découvrir qu’au fil d’une lecture patiente et attentive et au prix d’un effort – assez jubilatoire – de mise en parallèle des divers chapitres. Ainsi, seulement le lecteur peut prendre conscience de la profondeur du propos de l’auteur et de sa cohérence.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jérôme Verdoot, Rezension von/compte rendu de: Rudi Künzel, The Plow, the Pen and the Sword. Images and Self-Images of Medieval People in the Low Countries. Translated by Claire Weeda, London, New York (Routledge) 2018, XII–343 p., 3 fig. (Routledge Research in Medieval Studies, 12), ISBN 978-1-4724-4210-9, GBP 105,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59845