Le deuxième volume de l’édition des lettres d’Hincmar est une œuvre d’érudition et de fidélité à la mémoire d’Ernst Perels, tragiquement décédé, le 10 mai 1945, au lendemain de sa libération du camp de concentration de Buchenwald. Il avait préparé jusqu’au no 328 (871) les dossiers repris par sa collaboratrice Nelly Ertl, elle-même disparue en 1991. Il fallait vérifier, actualiser et compléter ce travail. Rudolf Schieffer s’y est employé et livre une édition impeccable des lettres nos 207 à 341, de juin 868 à juin 872, quatre années particulièrement denses de l’épiscopat du grand prélat. Un troisième volume couvrant les années 873–882 doit paraître prochainement puis, à plus ou moins long terme, l’introduction générale, les concordances, regestes et index.

La présente publication nous offre donc les sources à l’état pur, le texte latin avec tout l’apparat critique attendu, la tradition manuscrite et imprimée, l’identification des innombrables auctoritates sur lesquelles s’appuie un canoniste hors pair. Car ces lettres ont été écrites dans le feu de l’action et ont pour destinataire principal ou pour sujet l’évêque Hincmar de Laon et son comportement incontrôlable. Sujet d’autant plus complexe que le prélat en question est le neveu de l’archevêque, qui doit intervenir non comme oncle mais comme métropolitain. Car le leitmotiv de ces documents c’est la définition canonique du fonctionnement des provinces ecclésiastiques et les libertés de l’Église. Celles-ci sont au cœur du premier dossier, adressé en 868 à Charles le Chauve, qui a outrepassé ses droits en sanctionnant les abus et le refus de comparaître d’Hincmar le Jeune.

Or un évêque ne peut être accusé que devant le métropolitain ou le primat, il ne peut être dépouillé par un jugement de laïcs. Les lettres nos 211–214 constituent un véritable traité précisant les droits des évêques et des biens d’Église et les limites de la puissance du roi, qui a promis de les respecter. L’imposant dossier de citations puisées dans le droit romain, l’Écriture sainte, la »Collectio dionysio-hadriana«, les Pères de l’Église et la fameuse lettre du pape Gélase distinguant auctoritas et potestas, ne manque pas de rappeler in fine les serments renouvelés par Charles depuis Coulaines en 843, serments qui devaient s’inscrire dans les ordines des sacres royaux jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

Pour la défense des prérogatives de l’Église Hincmar a obtenu gain de cause, mais l’attitude de son neveu a fait dégénérer le conflit. En lançant l’interdit sur le diocèse de Laon, Hincmar le Jeune a scandalisé son clergé et indigné son oncle. Les lettres nos 234–240 constituent un nouveau dossier canonique (869). L’affirmation de l’autorité du métropolitain, cassant une décision inique, laisse davantage place au souci pastoral, ce qui rend le style différent. L’archevêque insiste sur le péril des âmes confiées par Dieu à son suffragant: il condamne, par son orgueil, les non-baptisés et les morts sans réconciliation à la damnation. Et les dossiers se succèdent (nos 266, 279, 316, 322, 323 …) jusqu’à la déposition au concile de Douzy de 871. Il n’est pas possible de détailler ici les pièces de ce long conflit bien analysé, en particulier, par Jean Devisse dans sa grande thèse »Hincmar, archevêque de Reims« (Genève 1976). L’intérêt de lire ces textes, un à un, est la redécouverte de l’homme, de son impressionnante culture, de sa virtuosité littéraire et de la pointe d’émotion que pourrait faire oublier sa légendaire – mais bien réelle – intransigeance sur la défense des principes. À propos d’une affaire relativement mineure concernant l’Église de Folembray (no 259) on mesure aussi la remarquable tenue des archives de l’Église de Reims, dont les responsables sont capables de faire l’historique des biens et des desservants d’une paroisse. Au siècle suivant, Flodoard devait y puiser la matière de sa grande œuvre, l’»Historia Remensis Ecclesiae«, grâce à laquelle sont conservées les analyses des lettres d’Hincmar aujourd’hui disparues.

La grande querelle entre les deux Hincmar ne doit pas occulter les autres centres d’intérêt de ce recueil: les nombreuses lettres concernant le gouvernement de la province et la discipline, la défense des biens de l’Église de Reims, notamment à Saint-Rémy de Provence (nos 293-298), la longue justification, auprès du pape, de l’annexion de l’héritage de Lothaire II, son neveu, par Charles le Chauve (no 278), la révolte de Carloman, fils de ce dernier (no 304), la question du transfert des évêques donne lieu à un petit traité (suite à la translation à Tours de l’évêque de Nantes fuyant les Normands, no 331).

Hincmar liturgiste règle l’ordo de consécration d’un métropolitain ou d’un suffragant (no 254) ou s’intéresse à une homélie du pseudo-Jérôme sur l’Assomption (no 219). Hincmar pasteur offre à Gottschalk d’Orbais, condamné pour ses thèses sur la prédestination, la possibilité de la réconciliation s’il consent à se repentir (no 261). Mais c’est bien sûr la figure d’Hincmar docteur qui domine cette édition, sa formidable connaissance des textes et son apport fondamental à la définition de l’échelon métropolitain dans l’Église romaine. Celui-ci, il faut le rappeler, avait été rétabli dans le dernier quart du siècle précédent à partir d’un héritage paléochrétien qui manquait d’unité et de clarté en raison de traditions différentes. Les grandes collections canoniques ne sont pas nées dans une Église centralisée, mais plutôt dans ce qu’on pourrait appeler une fédération d’Églises régionales; elles ont entériné, en les triant plus ou moins, des situations de fait enregistrées à Rome, Byzance, Alexandrie, Antioche, en Afrique du Nord ou plus tard dans une Espagne largement autonome.

Hincmar, qui a étudié toutes ces sources, s’est heurté à la grande confusion du vocabulaire, née de la diversité des cultures, et il a mis sa puissance de travail au service de la clarification, à l’épreuve des faits. À terme il a légué une doctrine. Ce volume en montre, si l’on peut dire, les pièces détachées, les éléments constitutifs élaborés principalement dans ces années 868–871. Ces lettres éclairent les grandes sommes produites par la querelle des deux prélats, que Rudolph Schieffer a éditées en 20031. Nul n’était donc mieux placé que lui pour nous en donner une savante publication. Nous regrettons sincèrement sa mort survenue le 14 septembre 2018.

1 Rudolf Schieffer (ed.), Die Streitschriften Hinkmars von Reims und Hinkmars von Laon (869–871), Munich 2003 (MGH Concilia, 4,3).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Demouy, Rezension von/compte rendu de: Rudolf Schieffer (Hg.), nach Vorarbeiten von Ernst Perels und Nelly Ertl, Die Briefe des Erzbischofs Hinkmar von Reims. Hincmari archiepiscopi Remensis epistolae. Teil 2, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2018, 464 S. (Momumenta Germaniae Historica. Epistolae, 8 [Epistolae Karolini aevi, 6]), ISBN 978-3-447-10074-8, EUR 45,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59852