Voilà une corne d’abondance dont il est difficile de rendre compte. Partant du principe que l’hérésie médiévale est une notion en expansion continue (selon le mot de Jacques Chiffoleau), les deux directeurs du volume ont rassemblé douze contributions qui s’attachent à traquer les voies par lesquelles l’imaginaire hérésiologique en est venu à innerver la qualification des autres formes de dissidence. Cette dynamique englobante vaut particulièrement pour les cas de désobéissance politique, mais elle s’étend aussi à des domaines comme la sorcellerie, le recours à la philosophie païenne ou l’usure. Le pari des auteurs consiste donc, si du moins on les comprend bien, à observer la porosité sémantique et intellectuelle de l’hérésie au prisme de cas-limites.

Impeccablement présenté, le recueil se recommande d’abord par sa profondeur chronologique, plusieurs articles remontant jusqu’au très haut Moyen Âge (Bruno Dumézil, »La chasse aux Bosoniens dans la Burgondie, Ve–VIIe siècle«), voire jusqu’à l’Antiquité chrétienne (Valentina Toneatto, »Aux marges de la foi, aux confins de l’humanité. Bestialité, hérésie et judaïsme de l’Antiquité au début du Moyen Âge«). Cet élargissement est salutaire en ce qu’il met au jour des continuités qu’une certaine historiographie, prompte à mettre en exergue le tournant du XIe siècle, a souvent négligées.

Une autre grande qualité qu’il faut reconnaître au volume réside dans la diversité des types de sources mobilisés. Si les écrits polémiques et les actes de procès sont, comme on pouvait s’y attendre, largement sollicités, de nombreuses contributions font appel, de manière plus originale, à l’exégèse biblique (Emmanuel Bain, »Aux sources du discours antihérétique? Exégèse et hérésie au XIIe siècle«), aux comptabilités inquisitoriales (Sylvain Parent, »Entre extorsion de fonds et procès truqués. Le contrôle des activités des inquisiteurs en Italie au XIVe siècle«), à l’hagiographie (Florian Mazel, »Entre ordre ecclésial et consensus civique: l’instrumentalisation de l’hérésie dans la Passio sancti Petri Patentii martiris«) ou encore aux enluminures (Alessia Trivellone, »Le Mont-Cassin, une fabrique de l’hérésie au XIe siècle«). En revanche, il est loisible de regretter l’étroitesse de l’espace considéré. L’Europe médiévale se limite ici, peu ou prou, à la France et à l’Italie. D’où des angles morts: est-on fondé à parler, comme le font Franck Mercier et Isabelle Rosé en conclusion (p. 363 et suiv.), d’une fin de l’hérésie au XVe siècle? Il suffirait d’élargir le regard à l’Angleterre lollard ou à la Bohême hussite pour constater le contraire.

Dans les limites de ce périmètre, le volume n’en regorge pas moins de richesses. Citons la superbe étude qu’I. Rosé consacre à l’invention de l’hérésie simoniaque par le pape Grégoire le Grand. Sur un sujet pourtant déjà très travaillé, l’historienne rennaise parvient à faire du neuf, grâce à une fine utilisation des outils lexicographiques et à une attention renouvelée aux contextes d’énonciation. Dans un tout autre genre, Alessia Trivellone corrige de manière très convaincante l’interprétation qui est donnée habituellement d’enluminures comme cette initiale ouvrant l’»Isagogè« (fig. 8, p. 253), qui est à lire comme une satire des dialogues stériles entre philosophes. On est cependant en droit de se demander si quatre images suffisent à faire un véritable corpus hérésiologique et à établir la hantise qui aurait, selon l’auteur, étreint la communauté du Mont-Cassin.

Car, chemin faisant, le lecteur ne peut manquer de douter. La perplexité commence à la lecture de la communication d’Emmanuel Bain: on y découvre que les commentateurs de la Bible, loin d’applaudir au durcissement de la législation antihérétique, ont veillé à maintenir des garde-fous. Mais c’est avec l’article de Martine Ostorero que le modèle initialement mis en avant prend l’eau. Face aux accusations de sorcellerie démoniaque, analyse-t-elle avec perspicacité, les papes de la première moitié du XVe siècle se sont montrés réticents et ont plutôt freiné la dilatation du champ de l’hérésie à ces nouveaux crimes. Il aurait fallu, au risque de démentir la vulgate, réfléchir plus avant à de tels exemples d’autolimitation. Pour revenir sur le cas de l’hérésie simoniaque, on sait que la théologie scolastique a cessé de taxer ainsi le trafic des charges ecclésiastiques (cf. Paul de Vooght, »La simoniaca heresis selon les auteurs scholastiques«, dans: Ephemerides theologiae Lovaniensis 30 [1954], p. 64‒82). Ce sont par la suite les hérétiques eux-mêmes, Wyclif en tête, qui ont repris à leur compte la formule grégorienne, afin de mieux accabler la corruption de l’Église romaine. Comme quoi la charge d’hérésie, contrairement à ce qui est constamment présupposé par Fr. Mercier et I. Rosé, ne sert pas que les intérêts de l’institution ecclésiale, mais peut aussi être une arme entre les mains des contestataires.

Les architectes du livre ne sont pas tendres à l’égard de l’historiographie traditionnelle des hérésies, qu’ils jugent naïve et identitaire (p. 11‒12). Soit. Mais il n’est pas sûr que leur perspective, très marquée par le linguistic turn et par une interprétation exclusivement théologico-politique de la dissidence, le soit beaucoup moins. Lucidité bien ordonnée ne commence-t-elle pas par soi-même?

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Olivier Marin, Rezension von/compte rendu de: Franck Mercier, Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie. Inventions, formes et usages polémiques de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2018, 378 p., nombr. ill. en n/b, ISBN 978-2-7535-5904-2, EUR 26,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59857