Le présent ouvrage est issu de la thèse de doctorat en histoire économique médiévale soutenu à l’École des hautes études en sciences sociales par Agnès Pallini-Martin. Il porte sur l’étude des réseaux commerciaux et politiques de deux marchands banquiers florentins: Giuliano da Gagliano et la compagnie Salviati.
Les deux cas choisis apparaissent, au premier abord, extrêmement différent – comme le souligne l’auteur dans son introduction, les Salviati constituent »une compagnie marchande de grande envergure« dont l’implantation à Lyon est nécessaire pour les activités d’import-export dans lesquels elle est spécialisée, cependant que Giuliano da Gagliano est un marchand »en apparence isolé«, mais qui en réalité travaille pour le compte de grandes compagnies au premier rang desquelles les Médicis.
Le rapprochement de ces deux cas est lié à des raisons chronologiques et géographiques: leur installation dans la ville s’effectue à quelques années de distance, au moment précisément où la France regarde l’Italie avec un regard neuf, et manifeste le rôle majeur que Lyon joue alors dans le circuit économique de l’Europe. Mais le point de départ de la comparaison est archivistique: en 1575, la petite-fille de Giuliano da Gagliano épouse l’arrière-petit-fils d’Alamanno Salviati, et apporte aux Salviati les archives de sa famille paternelle. Le »modeste« fonds Gagliano vient alors rejoindre les »exceptionnelles« archives Salviati, aujourd’hui conservées à l’École normale de Pise.
Le travail d’Agnès Pallini-Martin est donc fondé en priorité sur le dépouillement de sources majeures et souvent encore négligées, sans doute parce que leur masse et leur technicité découragent. Elle s’appuie principalement sur le »grand livre« ouvert par Giuliano da Gagliano entre 1489 et 1495 et celui ouvert en 1508 par Alamanno et Jacopo Salviati. De ces dépouillements sort un récit vivant organisé autour de trois grandes orientations.
La première, tout naturellement, consiste à présenter les documents eux-mêmes et l’histoire des deux familles, qui est très différente entre Gagliano d’une part, personnage isolé et malgré tout relativement modeste, et les Salviati qui jouent un rôle politique majeur à Florence et à Rome où ils s’installent dès les premières décennies du XVIe siècle. Dans ce cadre, l’auteur souligne notamment l’existence d’un document généalogique rédigé en 1696 pour les Salviati, qui recense, comme un journal de caisse, les femmes »entrées et sorties« lors des mariages sur trois siècles, manifestant l’importance de la construction des réseaux familiaux pour l’activité économique et politique.
La seconde partie expose »le point commun entre les deux familles«, c’est-à-dire la manière dont elles se sont installées à Lyon et dont elles y ont fait des affaires. Agnès Pallini-Martin rappelle et précise la vocation internationale de Lyon et le fonctionnement propre de la forte communauté florentine constituée en »nation«; cette dernière joue un rôle majeur dans l’encadrement des activités économiques comme dans la vie quotidienne. L’intégration des Florentins dans la ville est progressive: peu évidente au début du XVIe siècle, comme en témoigne par exemple l’identité des exécuteurs testamentaires, elle est bien plus forte à la fin du siècle et au XVIIe s., à en juger par les mariages et les naturalisations. Les livres de compte témoignent que les marchands étudiés vivent dans la ville mais continuent de beaucoup voyager, ils restent en lien avec Florence et n’éprouvent pas le besoin de s’insérer plus durablement. Au-delà de ces déplacements, l’étude des archives révèle également l’intense activité commerciale des Salviati, dont certaines marchandises ne passent même pas par Lyon, qui ne joue alors que le rôle de place bancaire.
La dernière partie permet alors d’aborder les réseaux des marchands, réseaux économiques d’abord mais aussi politiques. La partie la plus originale du travail est certainement le portrait fouillé de Giuliano da Gagliano, »marchand-banquier atypique«; l’auteur souligne son rôle auprès de Laurent de Médicis, mais aussi la présence parmi ses clients de trois membres importants de l’entourage du roi de France, plutôt hostiles à l’influence des Médicis, Jacques de Beaune, futur seigneur de Semblançay, Pierre Briçonnet, général des finances du Languedoc et frère du cardinal Guillaume Briçonnet, et enfin Jean Bilhères de Lagraulas, abbé de Saint-Denis puis cardinal. Le rôle, même modeste, de Giuliano traduirait ainsi la confiance que l’entourage royal conserve aux Médicis.
En conclusion, l’auteur souligne d’abord la pertinence de son étude parallèle de deux types de banquiers très différents, avant de souligner la richesse des enseignements de la documentation comptable. Sur ce point, la lecture de son travail nous a tout à fait convaincu, car elle excelle à tirer des renseignements concrets des archives – les pages sur la vie quotidienne de Giuliano da Gagliano sont à cet égard excellentes. La comparaison, en revanche, conduit surtout à montrer qu’il existe à Lyon des types de banquiers florentins très différents. Au total, grâce à cet ouvrage bien rédigé et bien construit, on mesure beaucoup mieux cette diversité, on en voit les traces concrètes, on apprécie davantage l’importance économique et politique de Lyon et les réseaux qui s’y construisent et surtout, on mesure combien le dépouillement patient des archives les plus arides peut faire avancer la recherche.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bruno Galland, Rezension von/compte rendu de: Agnès Pallini-Martin, Banque, négoce et politique. Les Florentins à Lyon au moment des guerres d’Italie, Paris (Classiques Garnier) 2018, 239 p., 9 fig. (Bibliothèque d’histoire médiévale, 19), ISBN 978-2-406-07079-5, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2019/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59860