Souvent simple juxtaposition de travaux de valeur variable, l’exercice du livre collectif peut décevoir. Ce n’est pas le cas ici. »Objects of War«, quand on le referme, nous a apporté plus que la lecture de chacun des articles. C’est le tour de force des deux directrices de l’ouvrage, Leora Auslander et Tara Zahra, professeurs à l’université de Chicago. Bien entendu, certains textes peuvent, ici ou là, laisser insatisfait ou ne pas répondre totalement aux espoirs soulevés par leur titre. Le volume lui-même, c’est plus important, contribue sans aucun doute à fonder la légitimité d’une réflexion historique sur les objets dans la guerre.

Leora Auslander est l’auteur d’un article fondamental, publié dans l’»American Historical Review« en octobre 2005. On peut considérer qu’il sert en quelque sorte de manifeste à la démarche des chercheurs rassemblés dans cet ouvrage. »Beyond Words« est de fait un appel à élargir les sources au-delà des mots écrits1. La proposition n’est bien sûr pas entièrement nouvelle, mais l’insistance sur l’objet l’est indubitablement. Penser l’objet comme source impose de dépasser son caractère purement illustratif. Le parti-pris, louable, de l’ouvrage est d’adopter ce programme et de l’appliquer au contexte de la guerre. Dire l’histoire et l’expérience de la guerre par les objets est, sans doute, une préoccupation contemporaine. On pense notamment aux musées, comme celui de la Seconde Guerre mondiale à Gdansk ou à certaines expositions du Mémorial de Caen comme »100 objets de la bataille de Normandie« ou »30 objets inédits, 30 histoires exceptionnelles«. L’enjeu est bien ici de mobiliser des historiens peu enclins à ce genre d’exercice.

Les dix études qui composent le volume sont organisées en trois parties. La première évoque la mobilisation des objets par les États pendant et après le conflit. La seconde se concentre sur l’usage par les individus des choses en temps de guerre: pillage, vol, réappropriation. Enfin, un troisième groupe de textes aborde la question des choses après les hostilités. L’ensemble est encadré par deux textes des éditrices: une passionnante introduction ainsi qu’un épilogue riche en perspectives ouvertes.

L’approche résolument comparatiste du projet, classique dans l’intention, est ici solidement étayée. Elle l’est d’abord par la variété des espaces et des périodes mobilisés, même si la Seconde Guerre mondiale domine nettement (une moitié des textes): ère napoléonienne, conquête française de l’Algérie, guerre civile américaine, Première Guerre mondiale. Plus original, on note les nombreuses références croisées entre les articles. Les auteurs se sont lus les uns et les autres et essaient de faire sens en construisant des passerelles entre leurs réflexions.

À l’usage, l’objet-source s’avère un formidable outil pour l’historien. Deux biographies racontées par les objets en sont une première preuve. Brandon Schechter fait le pari, réussi, de raconter Bato Damcheev, un soldat de l’Armée rouge combattant de Stalingrad à Berlin, au moyen de ses traces matérielles. Son portrait peut ainsi se lire grâce à ses médailles, son livret militaire, son arme ou les objets »trophées« qu’il a pu prélever en Allemagne occupée. Gerdien Jonker, dans un brillant article, se fonde sur les »choses de Lisa« pour reconstituer la vie exceptionnelle d’une Allemande d’origine juive, convertie à l’islam, ayant rejoint l’Inde en 1937 puis le Royaume-Uni en 1954. Les objets sélectionnés par Lisa Oettinger en 1957 et laissés dans des coffres à son fils disent les étapes de son histoire.

La création d’un espace politique par la matérialité des choses est un deuxième apport de l’ouvrage, même s’il mérite d’être certainement encore approfondi. Deux des textes offrent sur ce point de belles réflexions. Bonnie Effros étudie la mobilisation des antiquités romaines dans l’Algérie d’après 1830 pour donner sens à l’intégration violente de ce territoire dans l’ensemble politique français. Cathleen M. Giustino, elle, analyse les objets du château de Dobřiš en Bohême centrale, du protectorat nazi à la veille de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au temps de la Tchécoslovaquie socialiste. L’espace restreint du château, voire d’une seule pièce, lui permet de saisir les différents régimes qui se succèdent et leurs pratiques.

L’objet, enfin, permet de dire la violence. Il en porte parfois les traces explicites. C’est le cas des antiquités étudiées par Effros, endommagées par les combats ou dégagées à la va-vite par des soldats maladroits. Ailleurs, cette violence est plus difficile à lire: dans un formidable article, Jeffrey Wallen et Aubrey Pomerance réfléchissent aux objets du musée juif de Berlin. De retour de l’exil forcé, ils sont surtout exposés pour dire un monde disparu. Les deux auteurs pourtant, en recoupant les témoignages, retrouvent leur histoire et révèlent le traumatisme subi. Mais l’objet n’est pas que trace, il est aussi source de violence.

Celle du pillage est au cœur des pages les plus intéressantes de Sarah Jones Weicksel. En interrogeant les rapports du corps et des objets, elle ne se contente pas d’étudier les vols assez attendus des corps morts sur le champ de bataille. Elle montre également comment par exemple les femmes du sud confédéré allaient jusqu’à cacher des objets sous leurs jupes. La circulation d’une photo pillée dans un intérieur sudiste, puis récupérée sur le corps d’un soldat nordiste mort avant de retourner chez son propriétaire d’origine fournit un exemple fascinant et concluant de ces confiscations violentes.

L’objet, enfin, est source de conflit quand, déplacé du fait de la guerre, il se retrouve dans un musée, spolié. Cet aspect, mentionné dans le texte d’Alice Goff sur les pillages napoléoniens, aurait pu toutefois être plus développé.

Comme souvent dans ce genre d’exercice, les contributions sont inégales. Certaines sont d’un abord difficile. Toutes pourtant suscitent l’intérêt et la curiosité, et c’est déjà remarquable. Certaines, il faut le souligner, déstabilisent le lecteur ou la lectrice. C’est le cas du texte Noah Benninga, de l’université hébraïque de Jérusalem. Dans la continuation de sa thèse sur la culture matérielle des prisonniers d’Auschwitz, il aborde la question de »l’élite des prisonniers« dans le camp de concentration. Pour lui, la hiérarchie des prisonniers est notamment déterminée par l’accès aux biens matériels. Il en vient à reconsidérer la notion de uniform que certains pouvaient »changer et améliorer« du fait de leur position. L’enquête de Benninga est très intéressante. On s’interroge toutefois sur la pertinence qu’il y avait à mobiliser le concept de »mode« (fashion) qui, finalement, apporte peu.

Au bilan, ce recueil stimulant offre nombre de perspectives de recherches jusque et y compris dans son »épilogue«. Délaissant un peu l’histoire à proprement parler, les deux auteurs abordent le monde très contemporain, le conflit syrien notamment. Elles posent aussi la question du terrorisme en évoquant le mémorial du 9/11 à New York. Dans cet immense musée, les objets ont toute leur place: traces des tours disparues ou objets des victimes … Pourtant ce qui frappe le visiteur, par leur immédiateté, ce sont les enregistrements vidéo et sonores. Peut-être faut-il y voir les traces de ces nouvelles guerres et des sources à travailler pour les (futurs) historiens et (futures) historiennes.

1 Leora Auslander, Beyond Words, dans: The American Historical Review 110/4 (2005), p. 1015–1045, DOI: 10.1086/ahr.110.4.1015.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François-Xavier Nérard, Rezension von/compte rendu de: Leora Auslander, Tara Zahra, Objects of War. The Material Culture of Conflict and Displacement, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2018, VII–330 p., 32 ill., ISBN 978-1-5017-2007-9, EUR 29,95., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.59997