Comme dans beaucoup d’autres cas, les expositions ne donnent plus lieu à l’édition d’un simple catalogue mais à un ouvrage scientifique de complément. Cette particularité vaut pour le présent ouvrage accompagnant l’exposition du même nom qui s’est tenue aux archives départementales de la Manche du 12 novembre 2018 au 29 mars 2019. L’exposition a pour origine la collecte initiée par les Archives de France pour célébrer la Grande Guerre, elle a permis aux archives départementales de la Manche, en association avec la Maison d’histoire de la Manche, d’enrichir considérablement ses collections et de faire le point sur les sources dont elles disposent dont rend compte le présent travail.

Cet ensemble et la nature même du département, dont près des trois quarts des limites sont maritimes, ont naturellement imposé le thème de l’ensemble. Ce travail ne se veut pas une simple énumération des combats sur des fronts lointains – il n’est pas inutile de rappeler que le département, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est en première ligne; pour s’en convaincre, il suffit de regarder la carte des navires coulés par les sous-marins allemands figurant en rabat de la première de couverture – il cherche surtout à démontrer que ce premier conflit global a impacté l’ensemble du milieu littoral.

La mobilisation se déroule sans encombre, les manifestations de l’Internationale ouvrière opposées à la guerre ont fait place à l’union nationale a peine troublée par le meurtre de Jean Jaurès à Paris. Durant la guerre, beaucoup de futurs mobilisés devancent l’appel et, comme ils ont le choix, ils choisissent souvent la Marine mais les effectifs sont trop nombreux. En 1914–1915, des effectifs forment les bataillons de fusiliers qui se battent à Dixmude, certains d’entr’eux seront reversés dans l’armée de terre. Celle-ci est aussi présente sur les rivages du département mais le risque de débarquement étant faible, ils sont dirigés, en majorité, vers le front terrestre, en 1915.

Quant à la marine, la 2e escadre est déployée à Cherbourg; sa mission principale, durant tout le second conflit mondial est d’assurer la sécurité de la Manche occidentale comportant la pose de champs de mine, la lutte contre les sous-marins allemands. Pour les aider, les navires reçoivent le renfort d’hydravions basés à Guernesey et à Cherbourg ainsi que de dirigeables donnant lieux, pour ses derniers, à la construction de l’aéroport d’Écausseville, à partir de 1916. En 1917, l’utilisation systématique des convois réduit les risques. Cette sécurisation est d’autant plus importante que des troupes et du matériel allié débarquent aussi bien à Granville qu’à Cherbourg: Britanniques, Belges, Russes, Portugais et Américains.

Comme dans toute guerre, l’un des enjeux majeurs est celui du renseignement. À Cherbourg, un commissariat spécial de ce qui n’est pas encore officiellement les Renseignements généraux surveille et arrête les supposés espions. Si la plupart des interpelés sont innocentés, quelques uns sont d’authentiques agents de renseignements, dont plusieurs femmes, parmi lesquelles Eva Hohnerter et Marie-Thérèse Le Philipponat, toutes deux condamnées pour leurs coupables activités.

La base du système de surveillance repose entre autres sur la surveillance des étrangers. Il en subsiste, même si au début du conflit les indésirables, les Austro-Hongrois et les Allemands sont internés au fort de Tatihou, à la corderie de Granville ou au fort des îles Chausey. Les biens des ennemis de la France sont saisis à l’image de la mine de Diélette appartenant au groupe Thyssen ou le casino de Cherbourg dont l’un des actionnaires serait un armateur allemand. Ces biens sont par la suite revendus, mais certains en réchappent, comme le château de Martinvast, propriété du baron Arthur von Schickler.

L’activité économique est logiquement impactée par le conflit. Les ports sont les premiers concernés. Certains travaux vont se révéler utiles comme les améliorations et l’approfondissement du premier bassin à flot de Granville achevés en novembre 1914 ou, à Cherbourg, la jetée du Homet terminée à la veille du conflit. Parmi les diverses marchandises débarquées, le charbon et le pétrole constituent, en quantité, le principal produit. Dans le cas du pétrole, en lien avec les besoins de l’armée américaine, le ministère du Ravitaillement ordonne la construction de deux môles sur la digue de Querqueville, en 1918, et de quatre réservoirs à Hainneville. Si ce n’est Carentan, les autres ports du département ne profitent guère du surcroit d’activité; leur trafic de marchandises s’étiole. Au lendemain de la guerre, ils disparaissent en tant que port de commerce.

Tout n’est pas rose pour autant pour les bénéficiaires. L’activité halieutique subit le contrecoup logique du conflit. À Granville, la pêche vers Terre-Neuve subit de plein fouet la mobilisation. Les terre-neuviers, tous des voiliers, sont requis pour le transport des marchandises, spécialement le charbon: nombre d’entr’eux sont coulés par les sous-marins allemands. À la fin du conflit, il n’en reste plus qu’un navire: le Sans-Gêne, armé par la maison Chuinard.

La pêche fraiche connaît aussi un certain ralentissement compensé par les importations anglaises mais les prix s’envolent. L’industrie est tout aussi impactée: les établissements Simon, à Cherbourg, se reconvertissent dans la fabrication d’obus, les établissements Dior, dans la fabrique d’explosif. Dans tous les cas, il faut trouver du personnel. Les indésirables et les prisonniers de guerre sont mis à contribution et des ouvriers sont recrutés dans l’Empire français et même, au-delà, avec la présence d’ouvriers chinois à Cherbourg.

Le problème de base est celui du personnel qualifié ne serait-ce que pour manipuler les grues dans les ports. Émile Bioteau, président de la chambre de commerce de Granville, souligne ce besoin lorsque le ministre des Travaux publics visite Granville, le 8 juin 1915. En janvier 1916, une circulaire autorise la délivrance de fascicule S1 pour le maintien du personnel spécialisé. Le monde ouvrier connaît son travail mais le conflit provoque aussi une inflation qui n’est pas compensée par la hausse des salaires d’où des mouvements sociaux qui agitent exclusivement Cherbourg. À Granville, le commissaire de police surveille attentivement les ouvriers moins nombreux. Dans cet ensemble, les femmes se retrouvent chef de famille, certaines s’engagent comme infirmière, d’autres militent dans des œuvres de guerre comme ces femmes de Carentan qui, en septembre 1915, organisent un »foyer du soldat« pour les militaires stationnés dans la ville. D’autres encore sont recrutées comme ouvrières. Toutes y gagnent une forme d’émancipation qui explique l’augmentation du nombre de divorces au lendemain de la guerre.

De fait, il s’agit d’une société en guerre, des demoiselles de petite vertue aux paroisses: tout le littoral est touché et participe tant à la guerre qu’à l’effort de guerre. Celle-ci se termine comme elle a commencé par des défilés. Cherbourg voit arriver les navires livrés par le vaincu, devient un centre du rapatriement des prisonniers. Tout semble comme avant …

Dans cet ensemble, il convient de souligner que les contributions ont été réalisées par le personnel des archives départementales. Chaque article abondamment illustré suit les normes scientifiques les plus strictes qui ont été contrôlées par Jérémy Hallais, docteur en histoire, spécialiste de la période. Si les notes de bas-de-page ont été placées en fin de chaque contribution: c’est pour faciliter la lecture de l’ensemble mais, et c’est dommage, il n’y a pas de récapitulatif archivistique et bibliographique global. Comme bien souvent, il y a quelques imperfections minimes mais il est inutile de les énumérer. Le travail est solide et les conclusions du directeur des archives départementales, Jean-Baptiste Auzel, permettent non seulement de suivre le travail accompli dont celui de la numérisation des registres de matricule à l’initiative des Archives de France mais aussi de celui qui reste à faire dont celui du coût de la Grande Guerre sur l’ensemble du siècle dans les domaines humains, économiques, budgétaires, sociaux ou culturels.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Eric Barré, Rezension von/compte rendu de: Jean-Baptiste Auzel, Jérémie Hallais (dir), Rivages en guerre. Le littoral du département de la Manche dans la Grande Guerre, 1914–1918, Saint-Lô (OREP éditions), 2018, 162 p. (Histoire), ISBN 978-2-8151-0305-3, EUR 30,00., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60000