Eckart Conze est historien d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Marburg, où il dirige le centre de recherche et de documentation sur les procès contre les crimes de guerre (ICWC). Connu du grand public pour ses contributions aux débats relatifs aux crimes nazis, mais aussi pour ses multiples interventions dans la presse écrite, il est à la fois un historien des relations internationales (sa formation d’origine) et un historien des transformations sociales de l’Allemagne contemporaine.

On retrouve avec ce petit ouvrage »Geschichte der Sicherheit« cette double orientation sociologique et internationaliste. Il s’agit en effet d’une histoire originale de la »sécurité«, envisagée comme vocable éclairant les évolutions marquantes de l’époque moderne à nos jours. Le constat de départ est exprimé dès la première phrase de l’ouvrage: »comme thème de recherche, la sécurité a le vent en poupe« (p. 7). Conze concentre ses observations autour d’une double mutation de la notion de sécurité. Si, aux débuts de l’époque moderne, l’État fondait sa légitimité sur la défense de son territoire contre les prétentions et agressions extérieures, et si la »sécurité« était ainsi entendue comme objet des relations internationales mettant aux prises les États entre eux, la fin du XXe siècle a vu la sécurité devenir objet de préoccupation interne.

Depuis les années 1970, soutient Conze, la sécurité est devenue moins un enjeu de protection des territoires et des sociétés que de protection des individus devant les risques engendrés par l’incertitude des États dans la globalisation. À ce mouvement d’internalisation de la sécurité s’ajoute un mouvement d’extension de la notion (»erweiterte Sicherheit«), déjà amplement relevé par le politiste Christopher Daase. Avec par exemple la notion de »human security« défendue depuis le milieu des années 1990 à l’ONU, »sécurité« vient à englober toutes les dimensions de la vie individuelle telles que le droit fondamental à se nourrir, à bénéficier d’une vie familiale stable, d’un environnement durable, etc. La triade classique de Georg Jellinek ou Max Weber, qui voit l’État moderne défini comme une population, un territoire et un ensemble d’institutions dépositaires de l’autorité publique fait place à un ordre politique bien plus dispersé et divers, à qui échoit l’impératif d’assurer une bien ductile »sécurité« (p. 67–68).

L’ouvrage développe sur ce fondement un vaste programme de recherche centré sur l’approche historique de la sécurité (»Historische Sicherheitsforschung«). Ce programme porte d’abord sur la notion de culture de la sécurité (»Sicherheitskultur«), un concept vieux d’à peine une trentaine d’années, forgé dans l’épreuve de l’explosion de la centrale nucléaire de Tschernobyl et qui tend à comprendre la place de la sécurité dans les attentes et l’imaginaire politiques de nos sociétés. Il envisage ensuite la notion, développée depuis les années 1990 par l’école de Copenhague de Ole Wæver, de »sécuritisation«.

Ce concept, prolongé par ce que Conze appelle »l’école parisienne« autour de Didier Bigo, entend lui aussi comprendre les modalités par lesquelles un problème ou une situation sont labellisées comme relevant de la sécurité, mais il envisage aussi d’examiner les transformations consécutives des mécanismes d’allocation de ressources: quels programmes publics sont désormais privilégiés? quels investissements privés sont encouragés? »Sécurité« est en ce sens un speech act: dire le mot, c’est réorienter les politiques publiques. Le terme de »sécuritisation« sonne aussi comme une mise en garde contre les dangers hégémoniques de la notion de sécurité qui, finissant par englober tous les aspects de la vie sociale, tend à faire basculer les États dans des régimes d’exception permanente.

Le troisième programme de recherche prolonge les réflexions de Michel Foucault sur la gouvernementalité et s’articule autour de la notion de »dispositifs de sécurité«, dans lesquels la sécurité ne peut se comprendre que comme complément de l’autre exigence de la vie moderne: la liberté. Plus l’on aspire à la liberté, plus il est nécessaire d’organiser celle-ci par des dispositifs de sécurité qui ont pour effet (si ce n’est pour finalité) d’organiser les conduites individuelles. Faite dispositif, la sécurité et ce qui la rend possible, la liberté, contribuent à organiser, orienter, diriger les existences individuelles.

Dans ses propos conclusifs, Conze attire l’attention sur les deux perspectives les plus prometteuses du courant de recherche »Historische Sicherheitsforschung«. L’une est la perspective coloniale et postcoloniale, qui encourage à poser la question des intérêts en jeu dans l’émergence et la consolidation de la notion de sécurité. Au profit de quels acteurs, aux dépens de quels autres cette notion a-t-elle trouvé sa place dans les techniques de gouvernement? L’autre perspective prolonge la première. Elle interroge le caractère universel ou, au contraire, occidentalo-centré, de la préoccupation pour la sécurité et, au-delà, la pluralité culturelle de la notion de sécurité et de ses perceptions. Eckart Conze plaide ainsi pour une »Kritische Sicherheitsforschung« (notons la majuscule à l’adjectif »critique«, p. 178), à même de porter ces dimensions à l’agenda de recherche.

»Geschichte der Sicherheit« est une cartographie à la fois très ambitieuse et immédiatement accessible, qui a l’avantage de porter à la fois sur des courants de pensée et d’analyse, mais aussi sur la genèse et la circulation des notions au sein des institutions publiques. Au fil des pages, le lecteur accumule un grand nombre d’informations sur la notion de sécurité au sein d’instances internationales comme l’ONU ou bien au sein de la doctrine rooseveltienne du New Deal, sur laquelle l’auteur revient à de nombreuses reprises, ou encore sur l’évolution des programmes des partis de gouvernement en Allemagne, du SPD en premier lieu.

L’ouvrage assure avec bonheur un aller-retour constant entre les débats savants et la documentation de la politique du XXe siècle. À ce titre, il est précieux. Il informe également, peut-être à ses dépens, de cloisonnements disciplinaires encore vivaces. On est ainsi surpris de constater que l’histoire de la notion de sécurité et du tournant des années 1970 soit ainsi développée sans regard sur les recherches sur le crime, le sentiment d’insécurité et les politiques aujourd’hui dites »sécuritaires«.

Les ouvrages de David Garland, sur le basculement dans les années 1960 et 1970 d’un âge du welfare à un âge de la punition et de l’incarcération, ou ceux de Jonathan Simon, sur le crime comme figure cardinale de la compétition politique, ne sont pas évoqués, pas plus que la constitution d’un champ de savoir contribuant à l’élaboration de technologies de contrôle et de surveillance de l’acte qualifié de délinquant ou de malveillant. Cette absence témoigne du développement en vase clos de la criminologie (tant dans son volet critique que dans son volet de science de gouvernement), mais aurait pu enrichir le propos de l’auteur, dont l’attention portée à l’entrecroisement de la politique internationale et des évolutions sociales contemporaines reste remarquable.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabien Jobard, Rezension von/compte rendu de: Eckart Conze, Geschichte der Sicherheit. Entwicklung – Themen – Perspektiven, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2018, 234 S., ISBN 978-3-525-30094-7, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60008