Ce livre collectif, issu d’un colloque organisé en mars 2016 par la fondation Bundeskanzler-Adenauer-Haus à Rhöndorf, est important à double titre: il constitue d’une part un premier bilan des enquêtes collectives actuellement en cours en Allemagne sur le passé des ministères et des administrations et plus précisément sur la continuité de leurs personnels de part et d’autre de la césure de 1945. D’autre part, le livre invite de manière inédite à écrire une »histoire parallèle« (Parallelgeschichte) possible entre la République fédérale d’Allemagne (RFA) et la République démocratique allemande (RDA), plutôt qu’à effectuer une comparaison, qui ne saurait être qu’asymétrique sur ce sujet.

Il existe en effet un déséquilibre actuel de la recherche entre les deux Allemagne, alors que celles-ci ont été confrontées au même défi après 1945: celui de devoir nécessairement rompre avec le passé nazi et de reconstruire politique, économie et société sur d’autres bases. Si les réponses apportées par les deux Allemagne dans ces chantiers sont très différentes, la question du réemploi (ou non) des anciens cadres du régime nazi et des ex-membres du NSDAP (les deux catégories ne se recouvrant pas strictement) s’est posée aux deux États. Par ailleurs, la question des continuités personnelles avec le nazisme fait partie de »l’histoire imbriquée« (Verflechtungsgeschichte) des deux États allemands, la RDA ne cessant d’accuser la RFA de continuités personnelles scandaleuses avec le nazisme, tandis que ces polémiques et campagnes de dénonciations ne restaient pas sans effet sur la RFA. C’est donc bien une »histoire allemande intégrée« (gesamtdeutsche Geschichte) que ce volume propose, pari qui s’avère aussi stimulant au départ que convaincant in fine.

Le livre est construit selon un plan symétrique très cohérent compte tenu de cette problématique: quatre domaines ont été choisis (la justice, l’économie, les services de la sécurité d’État et l’Intérieur), pour lesquels les cas ouest-allemand et est-allemand sont systématiquement examinés dans des chapitres apposés en miroir. Le volume compte par ailleurs un chapitre dédié à l’attitude de Konrad Adenauer face au passé de ses collaborateurs les plus proches (la photographie de presse de couverture montrant le chancelier aux côtés du secrétaire d’État Hans Globke le 13 mars 1961 est choisie à dessein, même si on peut déjà noter que la question des continuités du personnel de part et d’autre 1945 ne s’arrête pas avec la fin de l’ère Adenauer en 1963), ainsi qu’un bilan intermédiaire, qui souligne déjà de nouvelles perspectives de recherche.

Pour chaque étude de cas, deux ensembles de questions sont posés: la première porte sur le degré de continuité du personnel et la deuxième sur ses effets. Ainsi, quel sont dans chaque secteur envisagé l’importance des continuités du personnel après 1945 et les niveaux de responsabilité des personnes concernées? Quelles élites de remplacement étaient-elles possibles (victimes, résistants, »remigrants«, personnels de Weimar)? Au-delà de la quantification des phénomènes, les aspects qualitatifs sont désormais les plus intéressants. Quelles sont les raisons de la continuité des personnels? En quoi le passé nazi imprègne-t-il la manière de construire les nouvelles institutions et l’ordre social? Quelle est l’adaptation les individus au nouvel ordre politique post-1945? Comment ce phénomène des continuités était-il connu et traité dans l’opinion et les échanges publics des deux Allemagne et entre celles-ci?

Il ressort des études de cas proposées plusieurs enseignements. Le premier est la nécessité d’historiciser le concept de »compromission national-socialiste« (nationalsozialistische Belastung), qui ne signifie pas la même chose pour les acteurs des années 1950, pour ceux des années 1960 ou encore pour nous aujourd’hui. Dans les années 1950, la persistance de représentations mentales fait obstacle à une prise de conscience par les acteurs de leur compromission. La dimension morale n’est ni comprise ni assumée. Il importe donc de définir les critères permettant d’évaluer la compromission de manière fine (et non seulement dans une approche statistique nécessairement schématique): une appartenance formelle au parti nazi ne pèse pas de la même manière qu’une participation concrète dans ses crimes ou ses politiques de non-droit.

Finalement le volume confirme, pour la RFA, que le degré de continuité du personnel ministériel et administratif avec la dictature nazie a augmenté dans les années 1950 et même 1960, en atteignant les 40% en moyenne d’anciens membres du NSDAP dans les institutions étudiées, mais sans conduire à une »renazification« de l’Allemagne de l’Ouest pour autant. Ainsi le ministre de la Justice Thomas Dehler (1949–1953), lui-même »non-compromis« (unbetroffen) dans le nazisme a par exemple réussi à intégrer l’ancien personnel en poste avant 1945, ce qui a eu un effet stabilisateur pour la RFA. Le problème des continuités personnelles entre le nazisme et la RFA s’est résolu seulement dans les années 1970 pour des raisons générationnelles, avec le départ à la retraite des personnels au passé brun. Notons que cette continuité s’est faite dans un contexte d’expansion des institutions et de création de nouveaux ministères (les Affaires étrangères en 1951, la Famille en 1953, la Défense en 1955, la Santé et le Développement en 1961, etc.), qui avaient besoin de recruter.

Pour la RDA, le volume met au jour le caractère seulement partiel de la rupture avec le personnel nazi, ce qui contredit toute la rhétorique antifasciste du régime. Alors que celui-ci n’a eu de cesse de vouloir se démarquer de la RFA, il s’avère que des anciens membres du parti nazi ont pu refaire des carrières jusqu’au comité central du SED. Les ministères les plus touchés par la continuité des personnels ont toutefois été les domaines techniques et économiques, comme le ministère de l’Énergie, où un fonctionnaire sur cinq à la fin des années 1950 est un ancien membre du NSDAP. Mais, même à l’Intérieur, le taux atteint à cette époque 14% (avec des différences selon les ressorts: la police a ainsi été beaucoup moins touchée que l’administration). Quant à la Stasi, elle compte seulement 5% d’anciens nazis à la fin des années 1950.

Par ailleurs, de manière transversale pour les deux Allemagne, la culture politique n’est pas seulement une culture héritée des années nazies, mais aussi une culture politique puisant dans l’expérience de la république de Weimar. Ainsi en RDA, un certain nombre de dirigeants ne sont pas d’anciens du KPD, mais des hommes de la gauche weimarienne, à l’instar d’Eugen Schiffer, ex-ministre de la Justice sous Weimar et membre du parti démocrate (DDP): fondateur d’un parti libéral en RDA (le LDPD) il est nommé en 1945 président de l’administration de la Justice en zone soviétique, mais quitte la RDA en 1950. Même pour les communistes recrutés en RDA après la stalinisation de 1947–1948, l’expérience de l’entre-deux-guerres est déterminante, notamment celle du modèle soviétique vu comme une solution face à la crise de l’ordre capitaliste des années 1930 et du chômage de masse.

Pour l’après 1945, l’étude des continuités mentales ou des représentations héritées des années nazies est passionnante: ainsi dans l’Office fédérale de police criminelle (Bundeskriminalamt) ou dans les services de renseignements, notamment l’Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz), des réactivations de schémas de lutte contre les partisans sous la Seconde Guerre mondiale ont lieu dans les années 1970 contre les »terroristes« de gauche. On voit aussi des continuités entre l’avant et l’après 1945 dans les stéréotypes sur les tsiganes. L’expertise d’anciens cadres de la Gestapo a pu aussi être sollicitée dans la lutte anticommuniste des années 1950 en RFA (notamment après l’interdiction du KPD en août 1956), mais on ne retrouve plus après 1945 d’antisémitisme (du moins exprimé) dans ces représentations, ce qui constitue une rupture majeure.

Il faudra dans l’avenir étayer avec davantage d’exemples concrets ces processus de continuités et vérifier l’hypothèse selon laquelle l’adaptation rapide des individus au nouvel ordre conduisant à vouloir s’identifier au nouveau contexte, en RFA comme en RDA, résulte d’un besoin profond de stabilité après des trajectoires professionnelles hachées par plusieurs césures politiques profondes. Pour Konrad Adenauer, le rôle personnel qu’il a joué est à approfondir: selon Corinna Franz, Adenauer n’a pas théorisé la continuité et a d’ailleurs évolué sur cette question entre la fin de la dictature nazie et le début des années 1950. Il aurait agi par »pragmatisme rhénan« avec l’objectif de faire de la RFA une démocratie fonctionnelle, ce qui nécessitait des compromis avec les forces dont il disposait. Reste enfin à creuser la question de la continuité des personnels féminins, grands absents de cette étude.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Bénédicte Vincent, Rezension von/compte rendu de: Stefan Creuzberger, Dominik Geppert (Hg.), Die Ämter und ihre Vergangenheit. Ministerien und Behörden im geteilten Deutschland 1949–1972, Paderborn (Ferdinand Schöningh) 2018, 213 S., 1 s/w Graf., 5 s/w Tab., ISBN 978-3-506-78821-4, EUR 49,90., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60012