La recherche en histoire de la reproduction et du contrôle des naissances connaît depuis une vingtaine d’années un vif essor. Mais hormis certaines études axées sur le transnational, les recherches portent généralement sur un seul pays d’observation, s’ignorant les unes des autres quand bien même leurs conclusions respectives mériteraient la confrontation sinon la généralisation. On ne peut dès lors que se réjouir de la parution de ce volume collectif issu d’un colloque universitaire international. Les éditrices expriment à juste titre la nécessité de sortir de l’éparpillement monographique pour tenter, à l’aide de concepts – fussent-ils un peu rustiques – comme celui de value change, de dégager des cohérences globales.

Ainsi que le suggère Theresia Theuke en introduction, comprendre »en quoi les attitudes, pensées, discours et actes ont changé au cours du XXe siècle« conduit à interroger la part respective des évolutions d’ordre général et des spécificités nationales (nature des régimes politiques et économiques, degré de laïcisation du droit, phénomènes de path dependency, positionnements contre le camp adverse ou par réaction au régime antérieur, etc.), le tout se modulant au gré des acteurs, catégories ou groupes impliqués (Église catholique et mouvements féministes en tête).

Éclairante synthèse comparatiste, le chapitre final rédigé par Isabel Heinemann offre un cadre unificateur efficace et une périodisation commode. Les années 1920 et 1930 sont marquées – d’un bout à l’autre de l’Europe – par l’hégémonie encore intacte des »valeurs collectives«, du moins dans les discours politiques: par-delà leurs multiples déclinaisons, natalisme et eugénisme prédominent, et ce malgré des ruptures historiques aussi fortes que la légalisation de l’avortement en Russie (1920) et la reconnaissance partielle du birth control et de l’avortement dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Les années 1940 et 1950, caractérisées par l’explosion du family planning, voient s’opérer une dissociation entre l’Ouest, où la norme planificatrice est étroitement liée à un modèle de famille nucléaire avec femme au foyer (Claudia Roesch), et l’Est où le contrôle des naissances promu par l’État doit permettre aux femmes de remplir leur »double responsabilité« de mères et de travailleuses.

Tandis que les associations occidentales de planning familial jouent la contraception contre l’avortement, ce dernier est libéralisé en URSS en 1955 (il avait été banni en 1936), puis en Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie. C’est en 1957 que la »pilule« entre dans l’histoire, initialement comme traitement des troubles menstruels et de l’endométriose. D’abord informellement, le triomphe de la contraception hormonale s’impose dans la période 1960–1980, tandis que le droit à l’IVG est progressivement conquis à l’ouest du rideau de fer. Rien n’est pourtant uniforme. Dans le bloc socialiste, les autorités redoutent la frivolité sexuelle à laquelle est, plus facilement que l’avortement, associée la pilule. Elles misent d’autant plus fortement sur les méthodes naturelles et l’avortement (Yuliya Hilevych et Chizu Sato, Radka Dudová), la production locale de contraceptifs hormonaux ne suit ni en quantité ni en qualité. Les deux Allemagnes font obstacle au droit à l’avortement et l’Espagne franquiste, sans empêcher sa circulation, maintient jusqu’au bout la pilule dans l’illicéité (Agata Ignaciuk, dans un chapitre comparatiste exemplaire). Dans de nombreux pays occidentaux, les femmes pauvres ou issues des minorités sont dissuadées de recourir à la contraception orale et orientées vers la stérilisation (souvent non consentie) ou le stérilet: pas question de cautionner le choix individuel dans leur cas.

Dans les années 1980 et 1990 le développement de la PMA, qui étend l’éventail des potentialités reproductives, et la mobilisation du Vatican font surgir moult affrontements et controverses. L’activisme des groupes »pro-vie« conduit à des reculs comme l’abolition, en 1993, de la loi autorisant l’IVG en Pologne. Face à une dynamique toujours en cours, la remise en cause à plus grande échelle des droits reproductifs est une éventualité future que les auteures n’écartent pas.

Ce très intéressant ouvrage appelle, par son ambition même, plusieurs remarques. Deux thèses contradictoires à propos du »changement de valeurs« (valeurs ou normes? la distinction sémantique n’est pas toujours claire) sont décelables dans le livre, sans que cette opposition soit explicitement discutée. Ann-Katrin Gembries et Theresia Theuke semblent plutôt pencher pour une lecture discontinuiste de l’histoire: se référant à Ulrich Beck ou à Ronald Inglehart, elles tiennent les années 1960 pour un fort moment de basculement du collectif vers l’individuel, des aspirations matérielles aux idéaux »postmatérialistes«. Sans prôner la longue durée à tout prix, leur analyse aurait gagné à être replacée dans une perspective plus ample. D’Adolphe Landry à Philippe Ariès, d’Ariès à Ron Lestaeghe, ou encore chez Luc Boltanski, les travaux classiques sur la question du changement normatif (eux-mêmes rarement dénués de tout jugement de valeur) ne manquent pas.

Différencier l’analyse du »changement de valeurs«, par strates sociales ou types de population, s’avérerait aussi nécessaire. Dans son chapitre conclusif, Isabel Heinemann récuse pour sa part toute idée de »transition« générale. Non pas que l’historienne éternise les comportements individuels et la vie des populations; son propos met plutôt l’accent sur la contingence et l’hétérogénéité des processus à l’œuvre. Si une telle approche n’est nullement incompatible avec l’hypothèse d’un grand mouvement d’ensemble – appelons-le individualisation des sociétés –, qui est de toute évidence bien antérieur aux années 1960, c’est en étudiant conjointement les structures institutionnelles, techniques et médicales, les mobilisations et l’action publique, le rôle des medias mais aussi les évolutions »de fait« des formes familiales, que l’on a le plus de chances de capter ce qui se passe (rapports de force, négociations, résolution ou non des tensions normatives et des controverses).

Aucune contribution ne souligne en revanche un point important: promotion de l’individu et souci de l’intérêt collectif ne s’opposent pas nécessairement, et ce fut toute la stratégie de Margaret Sanger puis de l’eugénisme »réformé« que de parier sur l’épanouissement personnel comme meilleure garantie de maintien de l’ordre social.

On le voit, l’objet de ce volume est multidimensionnel et, comme les auteures l’illustrent chacune à leur manière, ne se limite certainement pas à l’accès à la pilule ou aux procédés de contrôle des naissances quels qu’ils soient. En écrire l’histoire impose de tenir compte de la pluralité des forces en jeu, de la variété et de la variabilité des configurations, bref à assumer un degré raisonnable de complexité qui refuse le simplisme vendeur (en particulier autour de la figure du »médecin mâle qui contrôle le corps des femmes« ...) comme la facilité particulariste. Comme le dernier chapitre y invite, on pourrait raffiner encore le tableau en analysant de plus près le rôle des Églises, l’impact du welfare state, celui de l’emploi féminin ou encore celui des formes néolibérales du marché.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fabrice Cahen, Rezension von/compte rendu de: Ann-Katrin Gembries, Theresia Theuke, Isabel Heinemann (ed.), Children by Choice? Changing Values, Reproduction, and Family Planning in the 20th Century, Berlin (De Gruyter Oldenbourg) 2018, 240 p. (Wertewandel im 20. Jahrhundert, 3), ISBN 978-3-11-052449-9, EUR 49,95., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60204