»Derrière la supposition de la simple complicité criminelle qui est largement répandue dans les cours de justice, la Cour fédérale incluse, se trouve l’illusion rétrospective qu’il y aurait eu seulement très peu de coupables dans l’État totalitaire du temps nazi. De la sorte, le nombre des coupables était réduit à Hitler et à quelques-uns de ses proches, tandis que les autres auraient seulement été des suiveurs violés et terrorisés ou des ratés dépersonnalisés […] qui étaient forcés de faire des choses absolument étranges à leurs natures. […] Par contre, beaucoup de crimes avaient été commis par des malfaiteurs qui approuvaient le nazisme et son injustice«, écrivit le procureur allemand et l’initiateur des procès d’Auschwitz à Francfort-sur-le-Main, Fritz Bauer en 19651.

C’est justement cette ambivalence de la poursuite légale de la Shoah devant les cours allemandes qui est le sujet du livre »Der Holocaust vor Gericht« de l’historien Wolf Kaiser et du juriste Hans-Christian Jasch. Paru chez Reclam en 2017, cette étude porte comme sous-titre la triade symptomatique »Amnistier. Refouler. Condamner«. De manière pédagogique et encyclopédique, les deux auteurs se penchent sur les procès contre les crimes nationaux-socialistes en Allemagne, du Tribunal militaire international à Nuremberg jusqu’aux procès de John Demjanjuk et d’Oskar Gröning en 2010 et 2015.

L’ouvrage, présenté par une préface du garde des Sceaux allemand Heiko Maas soulignant à la fois l’importance du sujet et la qualité de l’étude de Kaiser et de Jasch, donne une vue globale et profonde de cet aspect de l’histoire du droit allemand. Divisée en cinq parties, leur œuvre se caractérise par une approche synthétique et plutôt orientée vers un public large mais évite toute vulgarisation simplifiée. Jasch et Kaiser sont tous les deux des professionnels de l’histoire de la Shoah et de ses aspects juridiques et non des chercheurs, ce qui explique que leur livre est moins centré que d’autres sur les recherches les plus récentes sur les procès de l’après-guerre. Tout au contraire et toujours focalisé sur la Shoah, l’ouvrage a pour but d’expliquer – certes à un haut niveau, mais de façon accessible – les contextes complexes de la poursuite juridique des crimes nationaux-socialistes.

Dans un premier temps, Jasch et Kaiser donnent un aperçu des bases juridiques des procès alliés et thématisent leurs origines historiques. Les auteurs commencent leur livre par la déclaration des Alliés faite à St. James en 1942 avec la fondation de la United War Crimes Commission, qui était à la base de la poursuite des crimes nationaux-socialistes. Dans ce contexte, Jasch et Kaiser traitent également les questions les plus importantes du droit international et du droit de la guerre dont la légitimité des procès alliés et la définition des crimes jugés.

Dans un deuxième temps, Jasch et Kaiser passent de façon beaucoup plus détaillée au centre de leur étude: les procès devant les tribunaux allemands. Ici, l’historien et le juriste présentent d’abord le cadre juridique des cours défini par les lois du Conseil de contrôle, avant tout par la loi numéro 10 (Kontrollratsgesetz Nr. 10). Les auteurs soulignent les nombreuses frictions et conflits avec l’ancien Code pénal allemand (Reichsstrafgesetzbuch) et son Code de procédure ainsi que la grande question de la rétroactivité des lois alliées, toujours en prenant en compte la situation dans les zones d’occupation des trois alliés de l’Ouest et dans la zone soviétique, respectivement dans la RFA et la RDA. Au début, les tribunaux allemands n’avaient le droit de juger que les crimes contre les Allemands et les personnes apatrides, mais la situation a vite changé avec la fondation des deux États allemands. En RFA, les cours préféraient néanmoins se baser sur Code pénal allemand. Mais le Code pénal n’était, contrairement à la loi alliée no 10, pas adapté à punir des crimes d’une telle dimension et gravité, ce qui menait généralement à des jugements plus cléments.

En RDA en revanche, la loi no 10 est restée en vigueur plus longtemps et les jugements ont été beaucoup plus sévères. Même si les auteurs critiquent une grande partie des procès en RDA pour leur non-respect des normes de l’État de droit, avant tout les fameux procès de Waldheim en 1950, ils soulignent qu’il y a eu dans les deux États allemands aussi de nombreux efforts pour sérieusement poursuivre les crimes nazis. Parallèlement, Jasch et Kaiser caractérisent le climat social des années 1950 et le souhait collectif de mettre un terme au passé nazi (»Schlussstrich-Mentalität«). C’est dans ce contexte-là que le Bundestag a adopté, en 1949 et en 1954, deux lois d’amnistie pour les crimes nationaux-socialistes et, en 1951, la loi sur le statut juridique des personnes visées par l’article 131 de la loi fondamentale (»131er Gesetz«) qui facilitait le retour d’anciens fonctionnaires nazis à leurs postes. En 1949, la RDA a adopté également une loi d’amnistie.

Le troisième chapitre traite des grands procès d’entre 1958 et 1968, tout d’abord ceux de Francfort et celui contre le médecin Horst Fischer en RDA. En outre, Jasch et Kaiser thématisent l’installation du Service central d’enquêtes sur les crimes nationaux-socialistes à Ludwigsbourg (Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen, ou simplement »Zentrale Stelle«) en 1958 mais aussi les grands débats du Bundestag sur la prescription des crimes nazis. Ce n’est qu’en 1979 que le Bundestag vote finalement l’imprescriptibilité du meurtre, tandis que la RDA avait déjà interdit la prescriptibilité des crimes nazis en 1964.

La quatrième partie de l’œuvre s’occupe de »l’amnistie passive« (»kalte Amnestie«) de 1968 et de la juridiction de la Cour fédérale. En 1968, le Bundestag adopte une loi sur les infractions (§ 50 II StGB) qui amnistie secrètement la complicité de meurtre. En outre, Jasch et Kaiser présentent les derniers grands procès dans les deux États allemands.

Le dernier et très court chapitre se penche sur les procès récents contre John Demjanjuk et Oskar Gröning, thématisant le changement récent dans la juridiction des crimes nazis en Allemagne. Les deux avaient été accusés de complicité de meurtre en 2011 et en 2015 et ont été jugés coupables. Néanmoins, les deux condamnés n’avaient plus été incarcérés. Avant de conclure leur livre, Jasch et Kaiser donnent une vue globale sur le sujet et résument les thèses les plus importantes de leur œuvre.

Ce qui donne au livre »Holocaust vor Gericht« une ampleur inconnue par d’autres publications est le fait que Jasch et Kaiser combinent la présentation des grands procès célèbres, comme le procès des Einsatzgruppen à Ulm en 1958 ou les procès d’Auschwitz à partir de 1963 et avec des procès régionaux presque inconnus contre des criminels »non-prestigieux«. De la sorte, Jasch et Kaiser confirment le jugement de Fritz Bauer sur les procédures de l’après-guerre, mais ils ajoutent aux grandes lignes bien connues des détails de la juridiction allemande dont le lecteur n’est certainement pas toujours conscient. Pour conclure, il s’agit d’un ouvrage très utile pour tous ceux qui voudraient avoir une vue globale des aspects juridiques et historiques des procès allemands autour de la Shoah.

1 Fritz Bauer, Im Namen des Volkes. Die strafrechtliche Bewältigung der Vergangenheit (1965), in: id., Die Humanität der Rechtsordnung. Ausgewählte Schriften, publ. sous la direction de Joachim Perels et Irmtrud Wojak, Francfort-sur-le-Main 1998, p. 77–89, ici p. 83.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philipp Glahé, Rezension von/compte rendu de: Hans-Christian Jasch, Wolf Kaiser, Der Holocaust vor deutschen Gerichten. Amnestieren, Verdrängen, Bestrafen. Mit einem Vorwort von Heiko Maas, Ditzingen (Reclam) 2017, XII–263 S., ISBN 978-3-15-011135-2, EUR 20,00., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60209