La place des pratiques scientifiques et de l’expertise dans les transformations sociales constitue un champs historiographique novateur qui s’est particulièrement développé depuis deux décennies en Allemagne. Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Trèves, Lutz Raphael en est l’un des auteurs les plus stimulants de l’histoire des sciences sociales et de l’historiographie aux XIXe et XXe siècles en Europe. Internationalement reconnue, une part importante de sa contribution à ce champ se trouve donc utilement rassemblée dans »Ordnungsmuster und Deutungskämpfe« qui réunit treize articles publiés seul ou en collaboration (Anselm Doering-Manteuffel et Sarah Losego) dans des collectifs ou des revues entre 1992 et 2016.

Ces articles sont accompagnés d’un avant-propos et classés en quatre grandes thématiques: la »scientifisation du social« (»Verwissenschaftlichung des Sozialen«), les »problèmes structurels de la modernité« (»Strukturprobleme der Moderne«), »l’histoire de l’histoire sociale moderne« (»Geschichte der modernen Sozialgeschichte«), les »problématiques franco-allemandes« (»Französisch-deutsche Spannungsfelder«).

Si l’auteur pose lui-même la question de l’intérêt de republier des articles scientifiques datant parfois d’un quart de siècle, le projet trouve précisément son sens dans la construction actuelle d’un champ de recherche à la croisée de l’histoire sociale, de l’histoire des sciences et de l’histoire des idées. Il permet un bilan cohérent de différents axes de recherche autour de la problématique, toujours centrale dans l’historiographie allemande, de la modernité, de ses caractéristiques et de ses acteurs, de la place de la rationalité politique et scientifique dans la construction des sociétés modernes. Il se veut ainsi en même temps un plaidoyer pour l’intégration systématique des réflexions sur l’expertise et la science dans les perspectives de recherche en histoire du XXe siècle.

Le principal fil conducteur des différents articles est l’influence sur l’émergence et le développement dans les sociétés modernes de conceptions, de pratiques et de modèles de pensée de l’ordre social (Ordnungsmuster) conçues par les différentes sciences, en particulier humaines et sociales, depuis les deux dernières décennies du XIXe siècle. L’essor de nouveaux champs ou disciplines scientifiques en médecine, en psychologie, en droit, en économie ou encore en sociologie a en effet profondément marqué la transformation du politique en alimentant les idéologies et les réflexions comme en légitimant les choix par un discours rationnel. Dans le même temps, la politique eut un impact déterminant sur les orientations de ces disciplines et les choix intellectuels de leurs auteurs dans un jeu complexe d’influences réciproques. Ces essors parallèles ont reflété une tentative générale de rationalisation du social caractéristique de la modernité.

L’une des analyses clés de l’ouvrage est sans doute celle de la »scientifisation du social« définie comme »présence durable des experts en sciences humaines, de leurs arguments et résultats scientifiques, de leurs techniques, questionnaires et tests dans les administrations et les entreprises, les partis et les parlements, jusque dans les représentations quotidiennes de groupes sociaux, de classes ou de milieux« (p. 14). Accompagnant l’accélération du développement des politiques sociales de l’État moderne à partir des années 1880, cette évolution est marquée par une forte continuité des ambitions et des élites intellectuelles dans les régimes successifs de l’Allemagne impériale à la République de Berlin en passant par les deux dictatures nazie et communiste.

La domination du politique sur la science et la raison a ainsi profondément marqué la modernité au XXe siècle et les pratiques, en particulier étatiques et publiques. En dépit d’importantes différences dans ce rapport du politique à la science, en particulier dans le débat public, le rôle croissant de l’expertise au service du politique (ingénierie sociale, conseillers économiques et juridiques, lobbyistes …), mais également de sa professionnalisation et de sa bureaucratisation, incite l’auteur à souligner la nécessité d’une lecture souple et interprétative de la périodisation historique.

Selon lui, l’impérialisme colonial et la mobilisation des nations pour la guerre totale ont conduit à faire de l’Europe, à travers une diversité de modèles, l’un des principaux »laboratoires de la modernité« jusqu’au milieu du XXe siècle, rôle qu’elle abandonna ensuite au profit d’autres continents. Aussi stimulante soit-elle, cette réflexion demeure toutefois aussi vraisemblable que peu étayée. Contrairement au programme annoncé par le titre de l’ouvrage, elle ne propose en effet en aucun cas une histoire véritablement européenne.

Même s’il souligne à de nombreuses reprises l’importance déterminante d’une histoire comparative et des transferts, l’auteur centre ses analyses sur l’histoire allemande, incluant simplement quelques comparaisons et quelques cas spécifiques, en particulier sur la France. La plupart des articles de même que l’essentiel de la bibliographie et des sources demeurent largement focalisées sur l’histoire allemande pour laquelle les enjeux de la modernisation sont particulièrement centraux – notamment dans la perspective d’une compréhension du phénomène nazi –, mais également très spécifiques et pas toujours généralisables comme en témoigne un degré de confiance élevé dans la figure de l’expert dans bien des domaines en Allemagne.

Ces limites géographiques reflètent également l’attention particulière d’une partie de l’historiographie allemande sur les sciences sociales – autour de l’influence des Annales et de la revue »Geschichte und Gesellschaft« – et leur influence spécifique sur la discipline historique, au détriment d’autres sciences et disciplines (sciences de la nature, ingénierie, finance …), ainsi que d’autres questionnements et logiques intellectuelles, définissant finalement l’histoire du temps présent (Zeitgeschichte), non plus comme une période délimitée, mais comme une pratique orientée par l’actualité des questionnements sociaux, comme une »histoire des problèmes du présent« (»Problemgeschichte der Gegenwart«, p. 173).

L’ouvrage de Lutz Raphael apporte ainsi une contribution particulièrement stimulante autant qu’un plaidoyer ambitieux pour une histoire européenne véritablement globale, c’est-à-dire à la fois comparative et pluridisciplinaire, prenant pleinement et systématiquement en compte l’impératif social de modernisation.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Mathieu Dubois, Rezension von/compte rendu de: Lutz Raphael, Ordnungsmuster und Deutungskämpfe. Wissenspraktiken im Europa des 20. Jahrhunderts, Göttingen (Vandenhoeck + Ruprecht) 2018, 385 S. (Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft, 227), ISBN 978-3-525-37064-3, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60220