Comment passe-t-on, en quelques années, de la défiance réciproque de »l’ennemi héréditaire« à la très bruyamment célébrée »amitié franco-allemande«? À cette question, qui se situe au cœur de l’historiographie franco-allemande du XXe siècle, l’étude d’Alexandra Scherrer vient apporter de nouveaux éléments de réponse, dans une approche volontairement inscrite au ras du sol. En se penchant, dans un ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Munich en 2014, sur le travail du consulat général de France à Munich entre 1945 et 1980, elle interroge les formes concrètes et quotidiennes que prit après-guerre le rapprochement franco-allemand dans le contexte particulier des relations diplomatiques franco-bavaroises.
Si la rapidité avec laquelle le gouvernement français, dès 1945–1946, rouvre les portes de son consulat munichois peut rappeler ce qui s’était passé en 1919–1920, Alexandra Scherrer insiste d’emblée sur les différences entre ces deux après-guerres. La principale, et ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de le rappeler, vient remettre en cause la grille de lecture trop souvent et trop systématiquement appliquée aux relations franco-bavaroises: dans une Bavière incluse dans la zone d’occupation américaine, la présence consulaire française ne visait pas à alimenter ou à profiter d’un quelconque autonomisme aux perspectives illusoires – sans parler d’indépendantisme. Plus pragmatiquement, elle se justifiait avant tout par le travail que réclamait la prise en charge, en urgence, des milliers de prisonniers de guerre et de travailleurs forcés français toujours présents fin 1945 sur le sol bavarois.
Ces circonstances propres à l’après-guerre se dissipant à la fin des années 1940, le constat central reste quant à lui inchangé: si le travail du consulat de Munich s’inscrit dans le fil des »relations traditionnelles et cordiales« qui ont historiquement marqué les liens entre la France et la Bavière, l’heure des complots plus ou moins rocambolesques pour soutenir un autonomisme bavarois affaiblissant le voisin allemand est, elle, bel et bien révolue. Les liens ténus entretenus tant avec les derniers représentants des Wittelsbach qu’avec l’archevêché viennent en témoigner. Et ce même si les autorités d’occupation américaines, puis certains cercles de la société bavaroise ou de Bonn, restent prompts à soupçonner les représentants français; les vieux réflexes ne s’oublient pas si vite, comme le rappelle, entre autres, l’analyse des liens supposés (y compris financiers) entre le consulat et le Parti bavarois (Bayernpartei).
Mais les ambitions politiques du consulat français autour de l’autonomisme bavarois sont de l’histoire ancienne. L’action de la petite dizaine d’hommes qui y travaille, ainsi que des organes liés tels que l’Institut Français de Munich, ou, de manière plus éphémère, la chancellerie consulaire de Nuremberg, se concentre désormais sur une triple mission d’observation, d’influence et d’encouragement aux initiatives franco-allemandes. Un travail sans doute plus classique, mais qui revêt, dans la dynamique de »réconciliation« à l’œuvre dès les années 1950, une signification particulière.
L’influence française, dans un land considéré par le Quai d’Orsay comme le plus important de la République fédérale et marqué par l’empreinte américaine bien au-delà du départ des forces d’occupation en 1949, passe essentiellement par ce qu’Alexandra Scherrer présente comme une obsession du consulat munichois: la défense de la langue française, notamment dans l’enseignement secondaire. L’appréciation, par les neuf consuls généraux se succédant à la tête du consulat, des hommes politiques bavarois se fait souvent selon cette dialectique en apparence simpliste – défenseurs ou non du français à l’école – mais qui prend une coloration nettement politique lorsqu’elle se superpose, assez régulièrement à en croire les représentants français, à la ligne de partage séparant francophiles et atlantistes. Se croisent alors petite et grande diplomaties.
L’enjeu est dès lors plus globalement, pour le consulat, d’accrocher la Bavière au train franco-allemand qui paraît se mettre en marche entre Bonn et Paris. Ses efforts pour que Munich trouve toute sa place dans la tournée allemande du général de Gaulle en 1962 en témoignent (cf. la photographie choisie en couverture). Tout comme sa volonté de tisser des liens avec le personnel politique qui pourrait influencer le cours de la relation franco-bavaroise dans le contexte d’une construction européenne où beaucoup de responsables bavarois espèrent voir les régions tenir une place de premier rang. Les relations se concentrent alors sur les grandes figures de la CSU, qui règne presque sans partage sur le gouvernement du land durant quarante ans, et tout particulièrement sur celle de Franz Josef Strauß, leader régional auquel les hommes du consulat imaginent d’autant plus volontiers un destin fédéral qu’il est à leurs yeux un »gaulliste souhaitant limiter l’influence américaine et créer une Europe forte et capable de se défendre« (p. 305).
Les actions engagées envers la société civile constituent le miroir de ce travail ciblant les responsables politiques. Si elles s’inscrivent, en amont comme en aval de la signature de janvier 1963, dans la dynamique du traité de l’Élysée, elles ne vont pas sans difficulté, et Alexandra Scherrer souligne de manière bienvenue le défi que représenta la mise en convergence de l’action des diplomates et des initiatives populaires en matière d’»amitié franco-allemande«. Les sociétés franco-allemandes fleurissent aux quatre coins de la Bavière à partir des années 1950, mais l’action très autonome de leurs membres et la difficulté que rencontre le consulat à canaliser leur enthousiasme nourrissent chez lui autant de défiance que de bienveillance. La multiplication des jumelages échappe, de même, très largement à son contrôle. L’expérience du chœur franco-allemand de Munich que fonda en 1968 le consul adjoint Bernard Lallement (qui revient sur le sujet dans un document de 2011 opportunément reproduit en annexe) représente alors une initiative à la fois originale et plus aisément contrôlable pour les représentants français.
En analysant l’organisation, les réseaux et les rapports produits pendant plus de quarante ans par le consulat de France à Munich, l’étude d’Alexandra Scherrer vient donc enrichir notre connaissance de la relation franco-allemande dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment en interrogeant les échelles d’un »rapprochement« franco-allemand qui put être aussi, selon les périodes et les enjeux franco-bavarois ou bavaro-européen. Ce faisant, elle place au cœur de l’analyse une institution qui apparait trop souvent comme le parent pauvre des études internationales: un grand consulat, dont sont soulignés à la fois la place dans l’appareil diplomatique français, la diversité des actions, l’inscription quotidienne dans l’environnement local et le rôle dans la construction d’une relation durable. Elle vient enfin remettre en cause une vision des relations franco-bavaroises tout entière construite autour du paradigme de l’autonomisme bavarois comme contrepoids à la puissance prussienne et outil d’affaiblissement du rival allemand. On ne peut que savoir gré à l’historienne de cette triple et salutaire mise au point.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marion Aballéa, Rezension von/compte rendu de: Alexandra Scherrer, Das französische Generalkonsulat in München 1945–1980. Organisation – Netzwerke – Berichterstattung, München (Herbert Utz Verlag) 2018, 452 S. (Miscellanea Bavarica Monacensia, 187), ISBN 978-3-8316-4637-1, EUR 49,00., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60221