»Philosophers at the Front« plonge le lecteur au cœur de l’expérience de la Première Guerre mondiale telle qu’elle a été vécue au sein d’une communauté étroitement circonscrite: celle des phénoménologues allemands groupés autour de la figure du maître, Edmund Husserl. L’ouvrage se présente comme un recueil bilingue (allemand-anglais) de sources primaires allemandes, pour l’essentiel des correspondances, photographies, notes, extraits de brochures, issus de différents fonds d’archives (Archives Husserl de l’université de Louvain, Bayerische Staatsbibliothek, archives de l’université de Göttingen, etc.). Les transcriptions en allemand, suivies de leurs traductions anglaises, sont le plus souvent accompagnées de la reproduction de la pièce d’archive. L’ouvrage, proche du catalogue d’exposition1, intègre ainsi une riche iconographie: portraits photographiques, cartes postales, couvertures de brochures, etc. La mise en page, sobre mais soignée, ainsi que le choix de la bichromie (blanc cassé et vert sombre évoquant l’uniforme feldgrau) sont en accord avec l’objet du livre.

L’introduction signée par les éditeurs, spécialistes de la phénoménologie, donne sens à l’entreprise éditoriale: il s’agit de montrer comment l’expérience de la guerre affecte une »communauté d’individus« dans leur vie et dans leur pensée, brouillant des distinctions bien établies en temps de paix: entre idéologie et philosophie, service de l’institution et vocation personnelle, rhétorique et discours argumentatif, entre universitaire et penseur privé, professeur et étudiant, ami et collègue. La mobilisation des esprits conduit à donner une signification philosophique à la guerre, articulant la définition d’une identité spirituelle nationale à la représentation dramatisée de l’avenir de l’Allemagne menacée dans sa culture et dans son existence même. L’article liminaire propose peu d’éléments de comparaison empruntés à d’autres contextes nationaux, mais le matériau rassemblé pourra être confronté avec profit aux témoignages d’une mobilisation symétrique au sein d’autres espaces et communautés philosophiques, en France notamment.

Le recueil offre un éclairage sur l’expérience morale de la guerre de Husserl et des membres du réseau des phénoménologues dont beaucoup participent aux combats. La guerre affecte – et efface en partie – la frontière entre la vie privée et la vie publique des philosophes, qu’ils soient engagés militairement ou seulement mobilisés spirituellement. L’intensité de l’expérience existentielle paroxystique fonctionne par ailleurs comme un révélateur des liens étroits entre production intellectuelle et représentations sociales. Ainsi que l’écrivent justement les éditeurs dans leur introduction, la philosophie est autant »une forme sociale d’existence qu’une entreprise théorique« (p. 8), forme sociale que la guerre interroge et bouleverse.

La partie documentaire de l’ouvrage, précédée d’une chronologie inscrivant les différentes personnalités dans le déroulement de la guerre, est divisée en trois sections de tailles inégales: la »famille Husserl«, »philosophes en guerre«, »ceux qui sont tombés au combat«. Les sections 2 et 3 font se succéder dans l’ordre alphabétique les différents acteurs de la scène phénoménologique, chaque figure faisant l’objet d’une courte présentation. Les correspondances actives et passives sont le plus souvent regroupées, sauf dans le cas de Edmund Husserl dont les lettres dispersées dans l’ensemble du recueil soulignent sa position centrale au sein du réseau. On regrettera peut-être la quasi absence d’appareil critique ainsi que le choix d’un plan ne proposant pas de réelle trame argumentative et dont les sections ne présentent pas d’unité problématique.

Malgré les angoisses et les souffrances personnelles (le deuil d’un fils mort au combat), Husserl affiche dans sa correspondance un engagement patriotique et un optimisme persévérants: discours épistolaire prévisible sous la plume du philosophe non mobilisable s’adressant à des philosophes engagés sur le front et condamnés à donner sens à leur participation au combat. Au printemps 1918, le maître se félicite ainsi de voir Martin Heidegger de retour sur le terrain pour des exercices: les temps ne sont pas aux »rêveries abstraites«. Il n’en défend pas moins avec constance la légitimité d’un travail philosophique qui doit participer à un renouveau spirituel orienté vers la recherche du bien et l’élévation de l’âme.

L’entreprise phénoménologique de renouvellement de la philosophie, fondée sur une revendication de scientificité, apparaît ainsi, dans le contexte de la guerre, comme un objectif à la fois national et transnational. Mais Husserl voit avec douleur »l’armée des morts« grandir et le tribut payé par la phénoménologie s’alourdir. La perte la plus douloureuse est sans doute celle d’Adolf Reinach potentiel successeur du maître à la tête de »l’école de Göttingen«. Husserl refuse néanmoins de laisser la guerre »paralyser son âme«: aux moments d’aboulie intellectuelle succèdent ainsi des périodes d’intense activité spéculative.

L’expérience de la guerre, devenue objet intellectuel, nourrit la pensée des philosophes combattants: l’artilleur Kurt Lewin propose une phénoménologie du paysage de guerre et Adolf Reinach une phénoménologie du pressentiment de la mort tandis que Dietrich Mahnke publie les »pensées d’un combattant allemand sur la signification de la vie intellectuelle«. »Philosophers at the Front« montre dans quelle mesure les représentations philosophiques des exigences de l’esprit ont contribué à une spiritualisation de l’expérience combattante. Dans un texte publié pour la première fois en 1986 et reproduit dans le recueil, Karl Lowith reconstitue ainsi ses motivations d’engagé volontaire en leur conférant rétrospectivement2 une signification philosophique: le »charme de la vie dangereuse« de Nietzsche et la volonté de participer de quelque chose d’universel selon la leçon de Schopenhauer.

Arnold Metzger s’interroge de son côté, en 1915, sur la spécificité de l’expérience combattante pour l’intellectuel mobilisé et sur la nécessité qui s’impose à lui d’adhérer à une cause qu’il doit voir comme juste afin de parvenir à vivre la vie de soldat dominée par l’immédiateté et la témérité. Dans le clos de la correspondance familiale, la conscience patriotique du jeune philosophe juif est troublée devant les manifestations de l’antisémitisme au sein de l’armée et, plus largement, de la société allemande. Quelques documents témoignent d’une capacité de résistance aux emballements bellicistes de la mobilisation philosophique: c’est le cas d’une intéressante lettre du philosophe et biologiste Hans Driesch adressée au début de l’année 1915 à Max Scheler qui venait de publier un texte exaltant, contre le pacifisme, »Le Génie de la guerre et la guerre allemande«, et dans lequel la culture britannique était assimilée à un vulgaire utilitarisme d’épiciers.

»Philosophers at the Front« constitue ainsi une intéressante contribution à l’histoire culturelle de la philosophie et à l’histoire des cultures de guerres.

1 Les matériaux principaux réunis dans le livre avaient été collectés pour l’exposition »From Ashes to Archives« conçue par Clara Drummond à la KU Leuven Central Library (20 février–20 mars 2015).
2 Une note de bas de page aurait pu préciser que ce document a sans doute été écrit en 1940.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Stéphan Soulié, Rezension von/compte rendu de: Nicolas de Warren, Thomas Vongehr (ed.), Philosophers at the Front. Phenomenology and the First World War, Leuven (Leuven University Press) 2018, 286 p., 300 ill., ISBN 978-94-6270-121-2, EUR 49,50., in: Francia-Recensio 2019/1, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.1.60225