La traduction de l’»Histoire de Charles VII et Louis XI« de Thomas Basin (1412–1491) par Joël Blanchard, Franck Collard et Yves de Kisch chez Pocket vient combler un manque: l’ancienne édition de Charles Samaran1 était introuvable, et Basin faisait partie de ces sources médiévales méconnues et sous-exploitées par les historiens.

En introduction, l’étude sur l’auteur, concise, répond bien à l’objectif de présenter à un large public le contexte d’écriture. Mais la biographie est écrite à charge et conduit à quelques remarques déplacées en note. On aurait pu renvoyer au portrait subtil de Bernard Guenée2, au lieu de se fonder sur l’»Apologie« écrite par Basin lui-même. L’auteur est traité d’ambitieux quatre fois en 12 pages, d’aigri atteint de démesure pour avoir simplement évoqué la théodicée, voire taxé de paranoïa. Bref, »[son] orgueil, ou plutôt [sa] vanité, est aussi boursouflé que son style« (p. 20, 21, n. 2). Pourquoi, par exemple, ironiser sur la fierté de Basin d’avoir épargné à sa cité de Lisieux un bain de sang lors du siège par les Français en 1449 (livre IV, chap. 17, p. 238–241)? Il évita l’horreur d’un sac et négocia une reddition en douceur, donnant à la suite de la reconquête de la Normandie l’aspect pacifique qui frappa les contemporains et constitue une des grandes réussites de Charles VII. Pour Guenée, le courage et la sagesse du jeune évêque lui valurent un »moment de gloire«: ces heures de tension furent bien »les plus riches de sa vie«3. Même sans être sensible à ce qu’un tel moment a de dramatique, on aurait pu se passer de sarcasmes en note (p. 242, n. 2, »Vive Basin!«).

Sur le fonds, la biographie élude aussi le rôle des deux cardinaux Castiglione, prédécesseurs de Basin à Lisieux. Or c’est en intégrant la familia d’un cardinal que se font les carrières des évêques: Basin a été marqué à vie par la protection de ces grands prélats qui lui ont ouvert les portes de l’épiscopat mais aussi de la culture italienne: il leur est redevable de son écriture de l’histoire.

Guenée avait bien résumé le profil de notre historien. Basin est un »homme de cabinet«, bon juriste, »exact comptable«, mais ni un bon orateur ni un homme d’action4. S’il a échoué, c’est plus dans sa carrière que dans sa vie: cet intellectuel est avant tout un »homme intègre«, qui tient plus à défendre ses idées qu’à parvenir5. Or Louis XI représente l’opposé de ses idéaux éthiques et politiques: paix et tranquillité, bonne foi, respect de la loi naturelle. Malmené puis poussé à l’exil, devenu dans les années 1470 »un vieil homme amer déçu de sa vie«6, Basin connaît la peur du fugitif. Dans le même temps, il jouit de l’otium de l’humaniste errant et peut se consacrer à l’amour des lettres. L’intérêt de son témoignage vient d’abord de cette position d’»intellectuel« en exil, qui écrit pour lui-même et reste anonyme, pour mieux se hausser au-dessus du pouvoir et le juger, partialement mais en toute indépendance. Son intérêt vient aussi de son parcours singulier: en ce siècle troublé, il a vécu dans trois sociétés différentes, jeune clerc dans la Normandie anglaise, prélat au service des rois de France, exilé dans l’Empire et les Pays-Bas bourguignons. Les faits ou les rumeurs qu’il rapporte sont souvent originales; il raconte par exemple l’invasion de la Lorraine par Charles le Téméraire avec un point de vue allemand (V, 8, p. 672).

Le point de vue négatif sur le latin de Basin, qui était déjà celui de Samaran, a une conséquence fâcheuse: le parti-pris de la traduction a été de simplifier, en élaguant les mots superflus ou redondants. Or Guenée, si sensible au mot juste, montre bien que Basin, en bon civiliste, aime la »précision juridique des termes«, et qu’il a le goût des »phrases claires où tous les mots comptent«7. La traduction allégée a le mérite d’être fluide, mais régulièrement, elle sacrifie les nuances de la pensée. Imperium, potestas, dicio, etc: les termes du pouvoir ont des sens différents8. Ce que notre édition traduit »Les Anglais avaient pris le pouvoir sur les Normands par la force, les avaient tenus sous leur joug, sous le poids d’une crainte extrême« (IV, 18, p. 243), Guenée le restitue ainsi: »les Anglais avaient conquis la Normandie par la force. Leur souveraineté avait tenu par la peur9Imperium ne désigne pas une tyrannie (»joug«) mais un pouvoir légitime (»souveraineté«). Pour le juriste Basin, la domination anglaise sur la Normandie était fondée en droit par la conquête et le traité de Troyes. Si les Anglais ont perdu leur droit de gouverner la Normandie, c’est faute d’avoir su y maintenir l’ordre, puisque au-dessus du droit de conquête se place le droit naturel. La traduction perd ainsi dans certains détails la subtilité de la pensée de Basin.

L’apparat critique comprend une bibliographie sur le texte lui-même et un index. Un sommaire manque, dans un livre aussi épais. Les notes sont hétérogènes: elles commentent le texte d’un point de vue pédagogique ou érudit (citations des pièces de Sénèque, p. 820, n. 1–2), ou citent très judicieusement d’autres chroniques en contre-point, mais certaines sont de pures digressions, intéressantes mais difficiles à retrouver dans les 905 pages du livre (longue fiche sur Antoine de Chabannes, p. 353, n. 1). Quelques références sont imprécises: l’expression »faire manger le cœur de son ventre à ses chiens« ne vient pas de la »Chronique« de Chastellain mais de la »Chronique scandaleuse« (p. 354, n. 1). On aurait pu raccourcir les notes pour alléger l’ouvrage, ou rassembler ce qui relève du commentaire dans un petit essai distingué de l’édition, et les références dans une bibliographie générale.

À l’évidence, la collection Pocket s’enrichit d’un nouvel ouvrage majeur du XVe siècle. Le texte scientifique de référence restera le texte latin édité par Charles Samaran. Mais l’ouvrage répond à un autre besoin, inestimable: rendre enfin Basin accessible à tous. On pourra le lire avec plaisir, lui donnant ainsi sa place dans l’histoire de son siècle.

1 Thomas Basin, Histoire de Charles VII. Texte établi et traduit par Charles Samaran, 6 vol., Paris 1933–1972 (Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge).
2 Bernard Guenée, Thomas Basin, dans: Entre l’Église et l’État. Quatre vies de prélats français à la fin du Moyen Âge, Paris 1987, p. 301–435.
3 Ibid., p. 358.
4 Ibid., p. 344–346.
5 Ibid., p. 413–414.
6 Ibid., p. 422.
7 Ibid., p. 310, 351.
8 Ibid., p. 350–351.
9 Ibid., p. 364.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Léonard Dauphant, Rezension von/compte rendu de: Thomas Basin, Histoire de Charles VII et Louis XI. Introduction, traduction et notes par Joël Blanchard, Franck Collard et Yves de Kisch, Paris (Éditions Pocket) 2018, 905 p. (Agora), ISBN 978-2-266-19786-1, EUR 16,0, in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62782