Ce volume publie les actes de l’un des trois colloques organisés en 2015 par le programme »Construire l’Europe. Colomban et son héritage«, et destinés à marquer le quatorzième centenaire de la mort du moine irlandais. Le monachisme colombanien a longtemps été décrit comme une expérience exotique et novatrice, capable de susciter l’incompréhension des évêques gaulois, la haine de Brunehaut et l’enthousiasme d’aristocrates en quête d’un christianisme exigeant, moribond dans le monde franc. La recherche actuelle prend le contre-pied de cette présentation hagiographique: mettant en évidence l’intensité des relations entre l’Irlande et le continent, elle minimise, et l’isolement, et l’originalité du monachisme irlandais, pour faire de Colomban un homme de réseaux au sein d’une chrétienté européenne1.

Le plus éloquent en ce sens est ici le remarquable article où Jacques Le Maho (p. 399–414) écrit une histoire des monastères normands de Pental (ca. 540) au Mont-Saint-Michel, en tant que jalons de la route entre l’Irlande et Rome – le saint Mont pourrait bien être dans ce contexte une fondation monastique antérieure à 708. Colomban, c’est l’un des leitmotive souterrains du volume, n’est pas un étranger: en choisissant de quitter Cluain Inis (Cleenish) pour gagner Bangor, il a élu un monastère qui est aussi »un port d’embarquement« dans »une position idéale pour les échanges commerciaux« (Jean-Michel Picard, p. 128). Son vocabulaire révèle selon Ian Wood qu’il a Césaire d’Arles pour principal inspirateur. Les deux règles qui circulent sous son autorité tiennent de Basile et de Cassien (Thomas M. Charles-Edwards, p. 295–304). Michèle Gaillard et Christian Sapin insistent: l’arrivée de Colomban dans les royaumes francs doit fort peu à la peregrinatio et beaucoup à la collaboration du saint avec Childebert II au moment où le roi hérite de la Burgondie (592). Les appuis trouvés par Colomban auprès des Agilolfinger de Meaux expliquent ses tours et détours dans les vallées de la Marne et de la Seine (voir aussi Stéphane Lebecq avec carte p. 40): des réseaux aristocratiques soutiennent le saint jusqu’à son installation en Italie (hypothèses sur la famille de Donat de Besançon p. 218). Au nombre des fondations qui jalonnent un itinéraire fort peu erratique en définitive, d’Annegray à Bobbio en passant par Luxeuil, l’archéologie invite à ajouter au moins un monastère du Chiemsee bavarois (Sebastian Ristow, datation du VIIe s. de l’implantation de la Herreninsel p. 419–420).

L’aventure colombanienne est donc traitée comme un exemple représentatif dans une large histoire du monachisme occidental. Les sources diplomatiques y invitent: comme le rappelle la leçon de Laurent Morelle (p. 239–259, avec édition partielle du privilège de Jean IV pour Luxeuil p. 250–251), Luxeuil figure après Lérins et/ou Agaune dans la liste des précédents illustres qu’invoquent les évêques des VIIe s. et VIIIe s. quand ils concèdent des privilèges de liberté – un exemple donc et non une exception. Le monachisme des VIe et VIIe siècles présente des traits homogènes: partout, le patronage royal est un facteur décisif pour pérenniser des fondations éphémères, dans le contexte gaulois (tournant des années 500–590, cartes p. 54–56) comme en Italie lombarde (Saverio Lomartire, p. 185–199).

Partout, les bâtiments monastiques ressemblent à des habitations laïques (Gisella Cantino Wataghin, dont l’article italien figure en français dans le BUCEMA 20-2 de 2016). Le mode de vie aristocratique n’y est pas abandonné, pas plus à Habendum-Remiremont (Charles Kraemer et Thomas Chenal) qu’à Romainmôtier (Peter Eggenberger). Cependant, la continuité topographique de la villa au monastère n’est elle-même pas une règle fiable: à Marmoutier, Élisabeth Lorans et Gaël Simon constatent que l’ancienne île sur la Loire où Martin s’est installé offrait un espace trop étroit pour une villa; mais les métamorphoses rapides du site, où aménagements funéraires, sanctuaires et habitats troglodytes se succèdent dans un désert décidément très ouvert et très peuplé, rappellent mutatis mutandis l’évolution contemporaine d’Agaune.

En dehors de ces lieux privilégiés, les monastères en bois du très haut Moyen Âge laissent des traces ténues avant la réforme carolingienne (Martin Peter Schindler à propos de Saint-Gall; Jacques Bujard sur les monastères du Jura), voire pas de trace du tout – c’est le cas à Annegray, où Sébastien Bully et Emmet Marron n’ont rien trouvé de ce qu’on attendait a priori: les champs curvilignes ne doivent rien aux enclos monastiques irlandais; le Mont-Saint-Martin n’a pas révélé le castrum promis par l’hagiographie mais peut-être un sanctuaire de Diane; en contrebas, pas de monastère mais un fanum atypique. Les travaux les plus prometteurs changent d’échelle et examinent l’impact d’un monastère sur son environnement: le fonctionnement de Bobbio se trouve ainsi éclairé par Roberta Conversi, Eleonora Destefanis et Alessandro Zironi (p. 165–183) à partir des inhumations qu’ils fouillent à Travo, c’est-à-dire 10 km plus loin. La paléographie des inscriptions sur brique révèle en effet l’influence du scriptorium de Bobbio et invite à voir dans Sant’Andea à Travo un domaine rural et artisanal en lien avec le monastère.

Le volume ménage une petite place à l’hagiographie. Didier Bondue traduit (p. 281–282) la Vie de saint Gobain (BHL 3569), disciple de Fursy, après avoir montré qu’elle dépend de la Vie de saint Algise (BHL 57) – la datation du »IXe s.« (p. 272) est donc une faute de frappe pour un texte bien situé au XIe voire au XIIe siècle, dans le contexte d’une province ecclésiastique de Reims où la fratrie irlandaise est à la mode. Un problème plus aigu est posé par la Vie de saint Jean de Réôme: Alexander O’Hara comme Ian Wood admettent qu’elle est l’œuvre de Jonas de Bobbio, biographe de Colomban.

Pour expliquer les contradictions entre les deux Vitae, il faut alors supposer que Jonas revienne en 659 sur des opinions exprimées en 642 (p. 29); il serait plus juste de borner le travail de Jonas à une faible réécriture du dossier de Jean – et encore. Anne-Marie Helvétius fait une utilisation plus subtile de l’hagiographie du VIIe s. en y voyant l’écho d’ecclésiologies concurrentes: la querelle qui oppose Agrestius de Luxeuil à son abbé Eustaise devient un peu plus qu’une simple dispute sur l’héritage colombanien.

Dans la continuité de la condamnation des Trois Chapitres et du schisme d’Aquilée, elle oppose les partisans d’une Église au gouvernement collégial (Agrestius, Warnachaire, Abelenus de Genève) aux tenants d’une autorité monarchique (Eustaise, Clotaire II). L’interprétation historique des découvertes archéologiques reste l’essentiel d’un volume servi par une présentation iconographique luxueuse et abondante, qu’une table des illustrations et un index auraient fini de mettre en valeur. Le livre offre ainsi une série de mises au point avec cartographie et relevés de fouille sur des sites (Chelles, Jouarre, Bangor, Lérins, etc.) fondamentaux pour notre compréhension du monachisme du haut Moyen Âge.

1 Cette réinterprétation a été notamment portée par la rencontre de Vienne (Autriche) de 2013, dont les actes sont publiés sous le titre Alexander O’Hara (dir.), Colombanus and the Peoples of Post-Roman Europe, Oxford 2018.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie-Céline Isaïa, Rezension von/compte rendu de: Sébastien Bully, Alain Dubreucq, Aurélia Bully (dir.), Colomban et son influence. Moines et monastères du Haut Moyen Âge en Europe, Rennes (Presses universitaires de Rennes) 2018, 456 p., nombr. ill. et cartes (Art & Société), ISBN 978-2-7535-7585-1, EUR 39,00, in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62793