Le livre de Stephan Dusil, professeur de droit romain et d’histoire du droit à l’université de Leuven, a pour origine une thèse d’habilitation présentée à la faculté des sciences juridiques de l’université de Zurich en 2016. Son ambitieux objet est de saisir la mutation de l’ordonnancement du savoir juridique, dans le champ du droit canonique, au Moyen Âge central. Les bornes chronologiques retenues sont celles d’un »long XIIe siècle«, qui s’ouvre au milieu du XIe siècle, avec le »Décret de Burchard de Worms« et les prodromes du mouvement réformateur, pour s’achever à l’aube du XIIIe siècle, au lendemain du IVe concile de Latran (1215), avec l’élaboration de la glose ordinaire du »Décret de Gratien« par Jean le Teutonique (ca. 1220).
À titre d’échantillon, ont été choisies deux questions emblématiques occupant alors une place significative dans les livres de droit: la primauté de juridiction du pape et le célibat ecclésiastique. La perspective adoptée par Stephan Dusil se rattache explicitement à un courant historiographique récent, visant à réévaluer les informations transmises par les sources écrites1. Dans cette optique, le concept de »savoir juridique« (Rechtswissen) recouvre la mise à disposition de normes écrites appréhendées selon un triple aspect: le premier, singulier, relatif au contenu de chaque canon; le second, complexe, déterminé par la place occupée par celui-ci dans les collections; le troisième, relationnel, résultant de ses liens avec d’autres textes.
Une disposition promulguée par un concile de la fin de l’Antiquité copiée dans un recueil du XIe siècle peut en effet prendre une tout autre portée voire même un sens différent selon le lieu où elle est reproduite, les liens établis avec des normes voisines, la rubrique dont elle est munie et, enfin, les gloses qui l’accompagnent. Tandis que le contenu du canon demeure identique, l’interprétation mise en œuvre au moyen de ces différents éléments est susceptible de profondément modifier le sens assigné au texte. L’examen des canons relatifs à la primauté pontificale et au célibat ecclésiastique permet ainsi à l’auteur d’étudier le processus complexe de construction de la norme canonique à un moment crucial de son histoire.
À l’exception notable des faux isidoriens, l’édiction de nouvelles sources matérielles de droit canonique est en effet rare entre l’époque carolingienne et le milieu du XIIe siècle. Les préceptes inédits naissent plutôt de l’agencement renouvelé d’anciennes dispositions. Le rôle de l’historien est donc de tenter de cerner l’espace créatif dont disposent les compilateurs qui s’emparent d’antiques prescriptions pour construire un droit nouveau. L’auteur scrute pour cela avec une extrême attention l’ordre dans lequel sont rangés les textes, les éventuelles modifications dont ils font l’objet, leur découpage, la formulation des titres sous lesquels ils sont placés ainsi que leur mise en page et l’exacte disposition des inscriptions et des rubriques qui les accompagnent. Les deux questions retenues révèlent de façon saisissante l’évolution des normes et du savoir juridique durant la période étudiée.
Les controverses éminemment politiques relatives à la primauté pontificale ne surgissent ainsi qu’à la fin du XIe siècle, pour s’essouffler ensuite rapidement. Nourrissant un véritable projet ecclésiologique dans les collections de la Réforme grégorienne, le thème finit par être cantonné dans le »Décret de Gratien« à la question procédurale de l’appel. Les questions relatives au célibat ecclésiastique, ressortissant de la discipline cléricale quotidienne, demeurent à l’inverse plus stables: de Burchard de Worms à Jean le Teutonique, tous les canonistes s’accordent à considérer que le clerc engagé dans les ordres majeurs doit se tenir à l’écart des femmes.
Mais la disposition nouvelle d’Urbain II imposant strictement le célibat n’est guère reçue dans les collections. Le véritable tournant s’opère avec la législation du concile de Latran II (1139) formulant la nullité du mariage des clercs majeurs. La principale nouveauté de la période tient à l’affirmation selon laquelle, pour les réguliers, seul le vœu solennel et non le simple entraîne la nullité de l’union conjugale, distinction qui esquisse la future classification des empêchements, dirimants ou prohibitifs. Paradoxalement, le savoir juridique relatif à la primauté pontificale se transforme donc alors même que les matériaux normatifs de base demeurent inchangés, tandis que celui concernant le célibat ecclésiastique évolue peu, bien que de nouvelles décisions conciliaires et pontificales soient prises.
L’enquête révèle ainsi combien la fonction assignée à un même canon peu changer et la hardiesse avec laquelle les canonistes interprètent les autorités, en fonction des nécessités du moment. Mais elle montre également la liberté dont ils usent pour sélectionner les textes qu’ils jugent opportuns pour justifier une règle. La recherche éclaire aussi d’un jour singulier la lente mutation de la forme même des textes canoniques durant le long XIIe siècle envisagé. Celle-ci transparaît à travers la mise en page des manuscrits, analysée en détail par l’auteur qui met largement et heureusement à profit la codicologie pour alimenter sa recherche.
L’avènement d’une transcription en colonne, agrémentée de marques de paragraphes, de titres courants, d’une numérotation des canons, d’index des rubriques et, bientôt, de gloses, manifeste une profonde évolution du statut du texte. Un canon ne représente plus seulement une disposition déterminée, mais s’inscrit progressivement dans un ensemble en vue de devenir un support argumentatif. Tandis que l’utilisateur de Burchard à la recherche d’une règle précise pouvait la sélectionner aussitôt en usant notamment des inscriptions placées en marge, le lecteur de Gratien fait face à un assemblage dans lequel les autorités se combinent en un ordre démonstratif.
L’enquête de Stephan Dusil permet ici de dépasser la coupure chronologique traditionnelle faisant de l’auteur de la »Concordia« le premier acteur du tournant scolastique, en droit canonique: l’agencement des textes en ordre contradictoire en vue d’alimenter de futurs disputes transparaît en effet déjà à la fin du XIe siècle dans la »Panormie« attribuée à Yves de Chartres. Est ainsi mise en lumière une période de »formation expérimentale« du savoir juridique, durant laquelle normes de bases et interprétation sont étroitement mêlées – le point d’orgue étant atteint par les dicta qui occupent une place importante dans la première version du »Décret de Gratien« –, avant que le système de la glose ne les distingue clairement à nouveau et que n’émerge le plan en cinq livres des collections de décrétales, qui allait ensuite constituer jusqu’à l’humanisme l’architecture centrale de la science canonique. Les spécialistes d’histoire intellectuelle et les historiens des mentalités autant que les historiens du droit liront avec plaisir et profit le savant livre de Stephan Dusil, dont le style élégant met à la portée de chacun la subtilité du raisonnement et l’érudition déployées.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Franck Roumy, Rezension von/compte rendu de: Stephan Dusil, Wissensordnungen des Rechts im Wandel. Päpstlicher Jurisdiktionsprimat und Zölibat zwischen 1000 und 1215, Leuven (Leuven University Press) 2018, XII–629 S. (Mediaevalia Lovaniensia. Series 1/Studia, 47), ISBN 978-94-6270-133-5, EUR 95,00, in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62795