En 2014, le 1200e anniversaire de la mort de Charlemagne a été célébré par diverses commémorations, et notamment par l’organisation d’un important colloque international à l’Institut historique allemand, dont les actes sont réunis dans le présent ouvrage. Charlemagne aurait sans doute été heureusement surpris d’apprendre que sa mémoire serait ainsi honorée, douze siècles après sa mort, par un volume de miscellanea. Car cet ouvrage s’apparente bien à un recueil de mélanges offerts à sa personne: libres du choix de leur objet de recherche, les auteurs ont proposé vingt-sept contributions liées de près ou de loin à l’empereur, à son règne, à son temps, que les éditeurs scientifiques ont adroitement regroupés en six thèmes, correspondant aux six parties du livre, afin d’assurer une certaine cohérence à l’ensemble.
Les articles sont rédigés en français, en anglais et en allemand par des spécialistes représentant les traditions de dix pays. Ils sont accompagnés d’une introduction (Rolf Große), d’une conclusion (Michel Sot), de résumés en anglais et d’un index des noms de personnes et de lieux. Outre l’histoire, l’archéologie et l’histoire de l’art sont largement mobilisées, même si tous les aspects du règne de Charlemagne n’ont certes pas pu être couverts – en particulier, les relations entre son empire et le reste du monde auraient sans doute mérité davantage que quelques remarques sommaires sur l’empire »des Grecs« (Rudolf Schieffer).
Sur le plan formel, on regrettera l’absence de présentation des auteurs, dont ni le laboratoire ni l’établissement d’affectation ne sont mentionnés. En outre, l’ouvrage est dépourvu de table des illustrations. Celles-ci, nombreuses (plus de 150), n’ont pas bénéficié d’un traitement homogène: si quelques plans descriptifs d’opérations archéologiques sont publiés en couleurs, des cartes souvent trop petites et des reproductions de manuscrits en noir et blanc, parfois de qualité médiocre, ne rendent pas toujours aisée la compréhension des démonstrations. Toutefois, le colloque s’accompagne d’un carnet de recherche virtuel publié sur le site http://charlemagne.hypotheses.org, qui fournit non seulement la présentation des auteurs et les résumés en trois langues, mais permet surtout de visionner toutes les communications, y compris celles qui n’ont pas été publiées dans le volume, et les discussions qu’elles ont suscitées.
Il est inutile de dresser ici la liste exhaustive des contributions, facilement accessible sur ce site, ni d’exposer les apports spécifiques à chacun des six thèmes, ce qui reviendrait à reproduire les conclusions de Michel Sot. Comme il est de règle dans les volumes de mélanges, l’ouvrage réunit des contributions de nature diverse – réflexions générales, bilans historiographiques ou analyses détaillées de sources connues ou méconnues. Je me contenterai de recenser celles qui me paraissent les plus significatives.
Après une excellente présentation des manuscrits carolingiens de la loi salique, Karl Ubl nous offre une nouvelle édition critique des deux premières versions de la »Recapitulatio solidorum«, une compilation des montants à payer à titre de compensation d’après cette loi, réalisée sous Charlemagne entre 802–803 et 806. L’analyse des 22 manuscrits conservés et de leurs variantes permet à l’auteur de réviser le stemma codicum établi par le précédent éditeur (K. A. Eckhardt, 1955) et de mettre en évidence l’intérêt de ce »texte vivant«, dont on ignore le contexte de production. Cette édition a le mérite de porter un nouvel éclairage sur la fabrique du droit mise en œuvre au début du IXe siècle: malgré les réformes, les Carolingiens éprouvaient encore un grand respect pour l’ancien droit des Francs.
Partant du constat que les hérétiques sont souvent accusés de falsifier les textes, Warren Pezé revient sur les accusations d’Alcuin contre Élipand de Tolède et Félix d’Urgel dans le cadre de la querelle adoptianiste. Il nous montre ainsi comment une simple variante textuelle du »De trinitate« d’Hilaire de Poitiers a pu donner naissance à d’innombrables polémiques jusqu’à l’époque moderne. Voici une excellente leçon de critique historique, recommandée aux étudiants qui s’intéressent à l’histoire des textes et à la codicologie.
Quant aux sources archéologiques, Sveva Gai propose une remarquable mise au point sur les palais du temps de Charlemagne, intégrant les fouilles récentes, y compris celles du complexe palatial d’Aix (avec un plan précieux p. 146), qui incitent l’auteure à reposer la question d’un projet de translatio imperii antérieur à 800. En insistant sur la diversité de ces édifices, S. Gai pose les jalons d’une future enquête comparative. Cette contribution fait écho aux interprétations novatrices proposées par Jean-Pierre Devroey et Nicolas Schroeder sur la question controversée de l’itinérance royale. Dans un article également très documenté, Jean-Pierre Caillet revient sur un autre problème débattu, celui de l’origine du cloître à galeries, prétendument typique de l’architecture monastique carolingienne, pour démontrer que l’on en connaît de nombreux exemples antérieurs.
Simon Coupland montre comment les trouvailles monétaires récentes effectuées à l’aide de détecteurs de métaux révolutionnent la numismatique carolingienne. Contrairement à une idée reçue, le denier au type du portrait de Charlemagne n’a jamais été une monnaie usuelle, tandis que les monnaies en circulation, toujours plus nombreuses, témoignent d’une économie florissante que la réforme de 793 a contribué à stimuler. L’action de Charlemagne se caractérise par deux innovations majeures: l’exploitation à grande échelle des mines d’argent de Melle et le développement de la circulation nord-sud par la vallée du Rhin.
Plusieurs contributions novatrices sont consacrées à l’iconographie, et spécialement aux enluminures produites au temps de Charlemagne. Celle de François Bougard, si elle excède les limites chronologiques fixées à l’ouvrage, propose une très belle interprétation relative à l’orbicule de la royauté. L’auteur montre comment les représentations de cet objet polysémique, fréquentes comme attribut du Christ roi, de Marie reine ou des rois terrestres, ont évolué et changé de signification de Charlemagne à Louis IX, selon les types de manuscrits et leur contexte de production. Charlotte Denoël se livre à une enquête passionnante sur les représentations de livres, que l’on trouve comme attributs des évangélistes et de leur symbole sous la forme du codex et/ou du volumen dans les manuscrits produits sous Charlemagne. Anne-Orange Poilpré étend l’analyse des images narratives carolines aux reliures et aux peintures murales de Müstair.
Ces quelques exemples ne peuvent suffire à rendre compte de toute la richesse de l’ouvrage, qui contient bien d’autres contributions intéressantes et constitue désormais une référence indispensable pour toute recherche sur le grand empereur et son règne. L’admirable complémentarité entre le carnet de recherche en ligne et le volume publié pourra servir de modèle à d’autres entreprises éditoriales de ce type.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Anne-Marie Helvétius, Rezension von/compte rendu de: Rolf Große, Michel Sot (dir.), Charlemagne: les temps, les espaces, les hommes. Construction et déconstruction d’un règne, Turnhout (Brepols) 2018, 605 p., 145 ill. en n/b, 7 ill. en coul. (Haut Moyen Âge, 34), ISBN 978-2-503-57797-5, EUR 95,00, in: Francia-Recensio 2019/2, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2019.2.62805